Le télétravail se déconfine edit
Le télétravail généralisé, voilà ce qu’il resterait des rêves d’un monde nouveau, celui d’après confinement. Quelques prophètes nous annoncent que tous ceux qui ont goûté au télétravail n’ont qu’un souhait, continuer à travailler à la maison. Ainsi titrait Jean-Marc Vittori dans Les Échos :« Au secours, ils ne veulent pas revenir travailler ! ». Certes le confinement s’est heureusement accompagné d’un développement considérable du télétravail qui en a limité les conséquences économiques mais on ne doit pas perdre de vue deux choses : 1 /Le télétravail existait avant et 2/Il ne se maintiendra pas au niveau atteint pendant cette période exceptionnelle. Il est néanmoins probable que cette expérience favorise son développement. Toutefois, il faut se garder de toute précipitation si l’on veut que cela se fasse au profit du plus grand nombre, salariés comme entreprises.
Dans le monde d’avant, le télétravail était déjà le lot d’environ 30% des salariés et il était en vigueur dans 32% des entreprises du secteur (enquête CSA pour Malakoff Humanis réalisée juste avant le confinement). Si près d’un tiers des salariés (30%) télétravaillaient régulièrement, c’était le cas de près de sept cadres d’entreprise sur dix. Je me souviens d’avoir découvert le télétravail en 1979 au cours d’une de mes premières enquêtes dans une petite compagnie d’assurances de Belbeuf, pionnière dans ce domaine, appelée à un grand avenir, les Mutuelles unies. J’avais alors rencontré quelques femmes heureuses de travailler chez elle un ou deux jours par semaine.
Pendant le confinement, pour des raisons sanitaires, le gouvernement a demandé aux entreprises de recourir le plus largement possible au télétravail. En avril, 43% de ceux qui travaillaient à plein temps le faisaient à distance (DARES). Ces proportions ont atteint plus de 60% dans le secteur de l’information et de la communication mais seulement 5 à 6% dans l’hôtellerie restauration
On ne doit pas tirer de leçons hâtives de cette période exceptionnelle. Le télétravail était hors-normes en comparaison de ce qui se pratique habituellement, non seulement par son ampleur mais surtout par ses conditions. Habituellement, les jeunes enfants ne sont pas présents à la maison pendant que leurs parents télétravaillent et ces derniers n’ont pas à se charger de leur travail scolaire. Selon l’enquête de la DARES, le télétravail, mis en place en urgence n’était pas considéré comme durable par la plupart des entreprises. Une partie d’entre elles seulement, employant au total 38% des salariés, avaient estimé pouvoir fonctionner un mois ou plus avec la même proportion de salariés en télétravail tandis qu’une autre partie, représentant 37 % de l’emploi pensaient que cela n’était possible que moins d’un mois tandis que celles qui employaient 25 % des salariés ne savaient pas en estimer la durabilité.
Selon l’enquête Malakoff Humanis, la grande majorité des télétravailleurs se disent satisfaits, seuls 18% se montrent peu satisfaits, un chiffre qu’on retrouve dans d’autres enquêtes. Les salariés reconnaissent plusieurs vertus au travail à distance : diminution de la fatigue pour 90% d’entre eux, amélioration de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle pour 89%, source d’économies (88%). En outre, ils considèrent qu’il favorise l’autonomie dans le travail (88%), l’efficacité (88%), et l’engagement (79%). Si les dirigeants sont un peu moins favorables que leurs salariés (55%) ils sont cependant 88% à considérer qu’il améliore la qualité du travail et 86% pensent qu’il favorise l’autonomie.
L’erreur consisterait à conclure que le taux élevé de salariés satisfaits autorise une généralisation du télétravail, sans égards pour les insatisfaits qui n’auraient qu’à s’incliner. Il faut tenir compte des insatisfaits et entendre leurs arguments. Selon l’enquête Malakoff Humanis, une forte proportion de salariés soulignent le risque d’empiètement du travail sur la vie personnelle (58%), la difficulté des échanges entre collaborateurs (57%) et des difficultés techniques (51%) alors que les managers pointent la complexité d’évaluation de l’hygiène et de la sécurité des lieux où s’effectue le télétravail (54%), la difficulté de manager à distance (47%) et le risque lié à la sécurisation des données (44%).
Cette enquête pointe également les risques pour la santé psychologique (isolement, perte de liens) et pour la santé physique en raison de l’ergonomie déficiente de nombreux postes de travail à domicile. Une enquête de la CFDT au Techno centre de Renault à Guyancourt auprès des employés souligne plusieurs problèmes : manque de lien social, manque d’échanges informels, déshumanisation, logements inadaptés, manque de contact humain. Les plus réticents, cela ne saurait surprendre, sont les plus jeunes qui demandent un encadrement de proximité, estimant que leur l’intégration passe par une présence physique dans un collectif et dans un environnement qui les rassurent et où ils peuvent faire l’apprentissage de l’entreprise et également bénéficier de conditions de travail de meilleure qualité que celles, souvent inadaptées, de leur domicile.
Deux questions au moins doivent être prises en compte dès lors qu’une extension du télétravail est envisagée, celle de l’organisation de l’entreprise afin de maintenir sa cohésion et celle des conditions de travail à domicile.
Le maintien de la cohésion suppose la présence régulière en entreprise au moins un jour par semaine, si possible le même pour tous, et de préférence trois jours par semaine, cela dépend des types et des secteurs d’activité. Les dirigeants doivent veiller à empêcher une fracture entre ceux qui sont contraints de venir travailler tous les jours et les autres catégories de salariés. Au-delà, apparaissent des risques d’une perte de lien avec l’entreprise, d’isolement et d’enfermement dans l’espace domestique tel qu’il a été douloureusement vécu pendant le confinement. Alors que la révolution industrielle avait détaché les travailleurs des pesanteurs domestiques en les contraignant à travailler hors de chez eux, le retour au foyer par le télétravail à domicile, comporte un risque d’enfermement, un retour au putting out system. Ce risque concerne plus fortement les femmes auxquelles le travail salarié a permis de sortir du foyer et d’élargir leurs relations sociales. C’est sans doute la raison pour laquelle, selon une enquête Kantar pour la CFDT le pourcentage d’insatisfaction à l’égard du télétravail est nettement plus élevé chez les femmes que chez les hommes (19% contre 12%)
Ce n’est pas parce que leurs collaborateurs travaillent à domicile que les entreprises peuvent se désintéresser de l’ergonomie des postes de travail et du respect des règles encadrant horaires et durée du travail. Le retour au foyer permet certes de s’épargner la fatigue des transports mais expose à plusieurs inconvénients, en particulier à la difficulté de dissocier le temps et l’espace de travail, du temps et de l’espace domestiques. C’est la raison pour laquelle il est souhaitable que le télétravail à domicile s’inscrive dans un cadre contractuel dans lequel l’entreprise prenne en compte l’ergonomie du poste de travail, les horaires et les conditions de travail. Actuellement, sept entreprises sur dix qui autorisent le télétravail le font sur simple accord avec le salarié (accord oral, courriel, courrier…). C’est certainement plus simple mais loin d’être idéal car cela ne permet pas de prendre en compte et de traiter les problèmes afférents à cette forme de travail, en particulier l’ergonomie des postes de travail. Les salariés en sont réduits à se débrouiller par leurs propres moyens. Faudra-t-il que des inspecteurs du Travail passent à domicile pour vérifier les conditions de travail ? à défaut de conditions de logement et d’installation correctes, les salariés, devraient garder la possibilité doivent de revenir travailler dans les locaux de leur entreprise. Imaginons le titre des Échos : « Au secours ils veulent revenir travailler ! »
Quelques grandes entreprises ont engagé ou prévu des discussions avec les organisations syndicales sur ce sujet. Ainsi PSA compte étudier avec les partenaires sociaux les expériences du télétravail de ces derniers mois pour définir les besoins et les règles d’usage. Le Medef, de son côté, a invité les organisations syndicales à une série de réunions en vue d’examiner les différents aspects du télétravail. La CFDT souhaiterait que cela débouche à terme sur une amélioration de l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 signé par l’ensemble des organisations patronales et syndicales mais les organisations patronales n’y sont pas favorables pour l’instant. Ce peut être un objectif de moyen terme mais le plus urgent et le plus praticable est d’engager des discussions au niveau de chaque entreprise concernée pour dégager des règles et des bonnes pratiques pouvant déboucher sur des accords locaux spécifiques.
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