Les trois corps de Greta Thunberg edit

24 septembre 2019

Ce 23 juillet 2019, la militante écologiste suédoise de seize ans Greta Thunberg, accompagnée de plusieurs dizaines de jeunes Français mobilisés pour le climat et de la vice-présidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), délivre un discours dans les locaux de l’assemblée nationale[1]. Elle enjoint les hommes politiques à agir pour l’environnement « au nom de la science ». Devenue en quelques mois une figure emblématique de la lutte contre le réchauffement climatique, ses appels insistants sont relayés dans le monde entier. S’ils sont assidûment soutenus par la plupart des médias et largement repris sur les réseaux sociaux, ils reçoivent également l’oreille attentive des politiques. Comment expliquer la puissance symbolique de ses apparitions publiques, c’est-à-dire l’énorme intérêt, aussi controversé soit-il, qu’elles suscitent dans le champ politique ? L’objectif de cet article n’est pas de discuter du bien-fondé de ses affirmations, et encore moins de mettre en cause la personne ou la personnalité de Greta Thunberg, mais d’expliquer, avec les outils de la théorie politique, le pouvoir charismatique de cette adolescente dans le champ politique. La problématique est d’autant plus intéressante qu’il n’est pas possible d’expliquer ce succès par le seul contenu du message véhiculé. En effet, la littérature montre qu’il n’y a pas de liens directs ou proportionnels entre la véracité d’une alerte et le caractère persuasif de son annonce auprès des populations[2]. En d’autres termes, la réalité d’une menace n’explique pas son retentissement public. Aussi, l’examen attentif de ce succès, à la fois médiatique et politique, vise à enrichir notre compréhension de la politisation des sciences climatiques.

Google Trends (une fonctionnalité proposée par le moteur de recherche mesurant l’évolution des recherches de termes par les internautes) révèle que le nombre de requêtes effectuées avec le nom de l’adolescente dans le moteur de recherche Google est de loin supérieur à, par exemple, celui de l’eurodéputé vert et militant altermondialiste José Bové ou de la scientifique Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du GIEC. Pour la période considérée, on note que le nom de Greta Thunberg est seulement sept fois moins tapé que celui du Président de la République Emmanuel Macron. Si bien que le succès, tant médiatique que politique, de la militante a de quoi faire pâlir les meilleurs stratèges en communication. Pour caractériser cet impact, la propagation de ses messages peut être facilement retracée. Venant d’une famille marquée par les métiers de la scène et du spectacle[3] et soutenue par différentes organisations, elle dispose de relais et des outils de communication nécessaires pour assurer la forte médiatisation de ses propos. En outre, des travaux en psychologie cognitive soulignent l’impact plus important des discours alarmistes sur l’attention que celui des énoncés réconfortants. Et c’est effectivement une tonalité inquiétante qui domine ses messages puisqu’elle dénonce l’inertie collective face à l’atteinte imminente d’un point de basculement climatique. Si ces travaux de recherche expliquent la circulation à grande échelle des discours de la militante, leur portée planétaire d’une part, et leur réception médiatisée dans différentes instances politiques nationales et internationales d’autre part, méritent examen. Dès lors, il devient nécessaire d’analyser la force persuasive liée à sa présence publique qui obéit à une mécanique sociologique différente.

Pour saisir les ressorts scéniques de l’efficacité militante de Greta Thunberg, un détour par la théorie politique dans une perspective historique s’avère riche en enseignements afin de mieux comprendre les liens noués entre pouvoir et représentation. En remontant aux strates les plus profondes de la pensée politique médiévale, l’historien Ernst Kantorowicz[4] a décortiqué dans son ouvrage désormais classique, Les deux corps du Roi, la fiction théologico-politique qui fonde l’incarnation du pouvoir dans un corps, que l’objet de ce pouvoir soit la collectivité, l’intérêt public ou un esprit supérieur. Le souverain, quel qu’il soit, se définit par sa dualité corporelle. Le premier corps, « naturel » et mortel, est soumis aux tares de l’enfance et de la vieillesse. Le second corps, symbolique et immortel, dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais, incarne le collectif tout entier. Cet axiome de théologie politique médiévale ne constitue certainement pas un invariant de la pensée politique occidentale puisque le droit s’est depuis substitué à la théologie pour façonner les doctrines du pouvoir politique. Avec l’affirmation des États séculiers et l’émergence d’une sphère publique autonome, un travail de dissociation du pouvoir de son enveloppe charnelle a été opéré. Ainsi, les démocraties représentatives, par le système des élections et de séparation des pouvoirs, évitent-ils cette confusion indélébile entre « l’office » (le corps politique) et son « titulaire » (le corps personnel) propre à l’absolutisme. Aujourd’hui, la représentation du corps politique est ainsi plurielle et distribuée dans les institutions politiques.

Revenons à Greta Thunberg. La puissance symbolique de ses apparitions publiques est liée à l’équivocité de ce qu’elle incarne, c’est-à-dire à la manière particulière dont elle synthétise le « corps » du pouvoir dans sa personne. Ce processus d’incorporation, pour reprendre l’expression de Kantorowicz, peut être retracé à travers l’analyse du discours de la militante prononcé dans les locaux de l’assemblée nationale. Qui incarne-t-elle et au nom de quel collectif s’exprime-t-elle ?[5] En ouverture, elle annonce: « J’ai de bonnes nouvelles et de mauvaises nouvelles concernant l’urgence climatique », avec une invitation à lire le rapport du GIEC. Elle ne s’institue pas en adolescente, ni même en représentante des générations futures. Elle incarne le messager en charge de délivrer une parole, celle « du rapport du GIEC sur lequel se fonde l’avenir de notre civilisation […]. Jamais je n’ai entendu un politique ou un chef d’entreprise mentionner ces chiffres. C’est comme si vous ne saviez même pas que ces chiffres existent » (2’48), « comme si vous n’aviez pas lu. Ou peut-être que vous n’êtes pas suffisamment mûr pour accepter ce rapport » (3’06). Cette mise en accusation porte sur la représentation nationale, c’est-à-dire sur le corps politique de l’assemblée. Reprocher le manque de maturité des députés, c’est souligner que le corps politique est trop jeune tout en faisant abstraction, par cette affirmation, de sa propre jeunesse à elle. Cette rhétorique suggère que la clairvoyance de l’adolescente se situerait en dehors du pouvoir temporel qui porte sur les affaires humaines. La conclusion de son discours marque un nouveau déplacement de ce qu’elle incarne et de qui elle prétend représenter. « Si vous respectez la science, si vous comprenez la science, alors tout est dit (6,53’) Nous les enfants, tout ce que nous faisons, c’est que nous communiquons sur ces faits scientifiques (8’59) ». À cet instant, elle se positionne à la fois comme « représentante des générations futures » et s’exprime au nom de ceux qui font confiance à la science.

La variété de ses modes d’énonciation illustre une démultiplication des postures d’autorité. La logique de représentation est troublée car Greta Thunberg articule un corps physique, un corps collectif et un corps métaphysique à tonalité messianique. Elle renvoie au paradoxe de l’innocence enfantine articulée à une présence symbolique et atemporelle, ainsi qu’à une parole détentrice d’un message universel que le corps politique refuserait d’écouter. Ces deux modes de présence (représentante des générations futures et messagère de l’universel) s’articulent à un troisième corps. Greta Thunberg se définit sur les réseaux sociaux comme une militante climatique atteinte du syndrome d’Asperger. Comme l’ont montré des travaux portant sur la sociologie de la santé mentale, l’accent placé sur cette particularité cognitive alimente les imaginaires, faisant de l’adolescente un sujet de fascination[6]. Ses propos acquièrent ainsi une tonalité mystique et renvoient au jugement de la condition humaine. Sa déclaration d’arrêter l’école pendant un an renforce le positionnement émotionnel de sa démarche, et contraste avec l’image d’une appréhension scientifique rigoureuse du réchauffement climatique. Touchant à l’un des symboles forts de la République, celui de la formation aux savoirs, cette posture revendiquée a enflammé les réseaux sociaux.

La théorie du corps multiple du Roi nous amène à mieux comprendre la puissance charismatique de Greta Thunberg en raison de l’équivocité de ce qu’elle représente dans les instances politiques. Enfin, l’histoire politique nous apporte un autre enseignement. Dans les anciennes sociétés chrétiennes, la gémellité symbolique du souverain était fragilisée car son corps mortel ne pouvait pas être divinisé aussi explicitement que le Christ[7]. Dans nos démocraties représentatives, on assiste à une recomposition des spiritualités collectives. Ainsi, le sondeur d’opinion Jérôme Fourquet a enquêté sur les fractures françaises en montrant à partir d’une analyse de géographie électorale l’accélération de la déchristianisation de nos sociétés ces dernières décennies et la montée en puissance de nouveaux clivages politiques structurés sur le rapport à la nature[8]. La spiritualité se cherche de nouvelles voies. Il faut donc espérer que ces transformations culturelles à l’œuvre ne nous amènent pas à renoncer à cette précieuse ligne de partage entre les problèmes environnementaux à traiter concrètement avec les outils développés par l’écologie rationnelle d’une part, et d’autre part, la croyance qu’il faudrait protéger la Terre contre les Hommes. L’histoire politique nous apprend que le système de représentation de notre république française, grâce à ses médiations électorales et à ses contre-pouvoirs, constitue un véritable garde fou contre les dérives absolutistes. Ce système est la condition nécessaire pour éviter de réduire la pluralité des incarnations sociales, qu’il s’agisse du personnel politique, des scientifiques ou des revendications associatives, en un corps unique et absolu. Tâchons d’en prendre grand soin…

 

[1] Invitée par un collectif de parlementaires à l’initiative du député (non-inscrit) du Maine-et-Loire Matthieu Orphelin, Greta Thunberg a pris la parole dans la salle Victor Hugo du Palais-Bourbon au côté de trois militants français issus du mouvement Youth for Climate et en présence de Valérie Masson-Delmotte, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

[2] Les travaux de l’anthropologue Mary Douglas mettent en évidence des relations entre la perception des risques, la conception de la nature et les systèmes organisationnels. Deux ouvrages majeurs : Risk and Culture avec Aaron Wildasky (1982) et Risk and Blame : Essays in Cultural Theory (1992).

[3] Son père Svante Thunberg est un acteur et producteur suédois, tandis que sa mère, Malena Ernman est une chanteuse d’opéra ayant participé au concours de l’eurovision. Tous deux sont très impliqués dans l’activité militante de leur fille.

[4] E. Kantorowicz, Les deux corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989.

[5] Par exemple, les députés et les sénateurs français sont des élus qui siègent au parlement. Tandis que le député représente la Nation toute entière (bien qu’élu dans une circonscription donnée), le sénateur représente sa collectivité territoriale.

[6] Sur les mécanismes culturels par lesquels l’autisme est devenu un sujet de fascination dans les représentations populaires et le statut anthropologique de l’enfant supposé occuper une place dans un monde invisible auquel les vivants n’auraient pas accès : S. Murray, Representing Autism : culture, narrative, fascination, Liverpool, Liverpool University Press, 2008.

[7] A. Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Minuit, 1988.

[8] J. Fourquet, L’Archipel français, Seuil, Paris, 2019.