Le «Off» d’Avignon, ou comment capter l’attention à l’heure du numérique edit
Notre civilisation du poisson rouge est relativement jeune, une quinzaine d’années tout au plus, si on prend pour référence l’essor des principales plateformes américaines du web. Cette expression allégorique qu’utilise Bruno Patino illustre les bouleversements cognitifs engendrés par le capitalisme numérique sur l’économie de l’attention. Ce phénomène touche en 2022 plus de cinq milliards d’internautes, soit près des deux tiers de la population mondiale. Enfermés dans le bocal de nos écrans et l’œil continuellement rivé sur les notifications de nos smartphones, le citoyen connecté est maintenu en alerte par l’avalanche sans fin de stimuli électroniques. En contrepartie de cette démocratisation apparente de l’accès à l’information, une lutte sans trêve se joue au sein de la multitude d’offres de contenus afin de garder le plus longtemps possible l’intérêt de l’utilisateur, plongé dans un flot ininterrompu de sollicitations numériques.
Avignon: une économie de l’attention comparable à celle du cyberespace
On doit bien reconnaître qu’aucune agora physique existante ou ayant existé n’est comparable au cyberespace en termes d’intensité, d’amplitude ou de saturation en stimuli électroniques. En revanche, sur le plan de l’analyse, il peut être rapproché de certains territoires traditionnels d’échange et de partage dont la particularité est de promouvoir conventionnellement, à certains moments clés, une offre de l’attention particulièrement expressive et débridée. Le Festival d’Avignon est emblématique de cette dérégulation du marché de l’information et des tentatives de captation des publics. Manifestation de spectacle vivant de rayonnement international, la cité médiévale se mue brusquement en une ville-théâtre chaque année en juillet. Prenant la forme d’un gigantesque forum artistique à ciel ouvert, près de deux millions d’entrées ont été délivrées en 2023 pour plus de 1300 spectacles provenant de compagnies du monde entier.
Deux marchés évoluent en parallèle durant cette manifestation. Le festival classique qui doit à son directeur la programmation d’une cinquantaine de compagnies, lequel assure également la promotion des spectacles ainsi largement diffusés dans les médias. Se déroulant dans la cour d’honneur du Palais des Papes et dans des lieux à forte charge patrimoniale, il témoigne d’importantes barrières à l’entrée, tant pour les artistes que pour les spectateurs, que la sociologie de la culture a bien analysées.
Créé en 1967 par André Benedetto, directeur du théâtre des Carmes, le festival alternatif « Off », est historiquement marqué par une volonté de s’inscrire en rupture de cette programmation officielle. Les troupes doivent financer elles-mêmes leur inscription au festival et de faire connaître leur spectacle par leurs propres moyens. Sur la durée du festival 2023, près de 1200 compagnies indépendantes se sont produites dans une centaine de lieux, depuis les théâtres jusqu’à ceux aménagés pour l’occasion tels que des écoles, des gymnases, voire des garages. Des milliers d’artistes investissent les rues d’Avignon et tentent de capter l’attention des 300 000 festivaliers dans une ambiance bon enfant. À l’instar des messages envoyés sur les réseaux sociaux, il s’agit pour les compagnies, de nouer un lien avec les promeneurs de la cité médiévale, sans aucune garantie d’y parvenir, en raison du caractère insaisissable de la demande.
Si un catalogue papier des spectacles du « off » existe depuis une quarantaine d’années, tractage de flyers et affichage constituent les deux principales modalités de captation en « présentiel » des publics. Pour attirer le chaland, les entrepreneurs de spectacle déploient une large palette d’arts de la rue (défilés, parades, sketches etc.) dans une cité des papes noyée sous un océan de pancartes publicitaires.
On discutera ici les effets de la numérisation du festival favorisés par les mesures anti-covid sur les pratiques traditionnelles de captation de l’attention en comparant la 69e édition (2015) et la 77e édition (2023) du festival Off d’Avignon. Le propos s’accompagne d’une série de photographies réalisées par l’auteur de l’article au moment de ces deux éditions du festival.
Les armes numériques de la «captologie»
En 2015, de nombreux festivaliers avaient encore pour réflexe de choisir leur spectacle au coup par coup en déambulant dans les rues de la cité médiévale munis du guide contenant un court résumé du millier d’offres proposées. La billetterie en ligne est apparue dès 2014, tandis qu’un « service agenda-spectacles » donnant accès au programme complet via internet exisaite déjà en 2006. Il se perfectionne d’année en année, et offre aux festivaliers la possibilité de constituer un panier regroupant leur « choix » de spectacles et d’imprimer les plans marquant leur localisation. Néanmoins, les réservations se faisaient en amont via une ligne téléphonique permanente ou directement auprès de la compagnie, avant le déroulé du spectacle. La crise sanitaire a modifié les outils d’accès : l’introduction du QR code (quick response) avec pass sanitaire, le fameux pictogramme constitué de petits carrés, conditionne en 2021 l’accès aux principales scènes. Puis le festival voit la généralisation de ces code-barres à deux dimensions. Dès lors, tout festivalier est en mesure d’accéder directement à la page de description ou de réservation des différentes offres de spectacle en scannant le QR code sur l’écran de son appareil mobile. La généralisation de ces dispositifs de captation immobiles est un changement significatif dans l’économie de l’attention des publics.
Bien que la version imprimée de la programmation complète existe toujours en 2023, les points de vente physiques concernent les seules cartes d’abonnement permettant de bénéficier des réductions. En pratique, l’usage des numéros de téléphone pour effectuer les réservations est caduque, tandis que les outils numériques du festival off sont plébiscités pour l’achat des places de spectacle : la billetterie en ligne, accessible sur internet et par une application mobile, est ouverte plusieurs semaines avant le début du festival. Pour les retardataires ou les récalcitrants aux appareils connectés, reste la possibilité d’attraper les derniers billets disponibles en se rendant directement sur le lieu avant la représentation. Il y a quelques années, la longueur des files d’attente d’achat devant les salles renseignait le festivalier-promeneur sur le succès d’un spectacle. Cet indicateur phénoménologique tend aujourd’hui à disparaître avec l’augmentation des réservations en ligne (165 000 billets vendus sur la plateforme Ticket’Off en 2023). En outre, l’usage généralisé des QR codes est visible sur de nombreuses affiches promotionnelles, tandis que ce logo numérique n’était présent qu’à la marge en 2015.
Un grand nombre d’affiches promotionnelles n’ayant pas de QR codes présentent en 2023 un logo « Non à la mafia du Off »[1].
Pour autant, une ségrégation artistique est palpable puisque certains théâtres, réputés pour la qualité de leurs spectacles, présélectionnent les pièces les plus prometteuses. Aussi, la programmation peut être présentée sur les murs de façon ordonnée, se rapprochant de la scénographie d’exposition du festival officiel.
Les effets de l’introduction du QR code sur l’occupation spatiale du festival
L’occupation spatiale de l’affichage et du tractage n’est pas modifiée entre 2015 et 2023, si ce n’est par la production d’un arrêté municipal interdisant l’accrochage sur les bâtiments privés ou sur le mobilier urbain tel que les panneaux de signalisation. Néanmoins, la démarcation de la promotion artistique avec ce qui relève des surfaces privées est difficile à maintenir, tant la ville a vocation à se transformer en agora publique. On trouve des véhicules publicitaires, des déguisements, des hommes-sandwichs. Les tracts prolifèrent partout, jusque sur la table des restaurants et sur les comptoirs des pharmacies. En parallèle, l’établissement d’un contact direct avec les festivaliers est toujours recherché par les compagnies en 2023 pour inciter à réserver leurs spectacles. Ils veulent surprendre, choquer même si les pancartes proposant des « hugs » et des embrassades n’ont pas été repérées cette année, sans doute une conséquence directe de la crise sanitaire. Le contenu des tracts ne vise pas tant à informer ou à fidéliser pour reprendre la catégorisation de Franck Cochoy, mais plutôt à séduire et à convaincre par l’engagement. Pour les compagnies, il s’agit de parier sur l’affect, d’inclure le promeneur dans un réseau d’appartenance (les femmes, l’amour de la liberté etc.), ou de l’impliquer dans des enjeux socio-politiques de conviction.
On retient que le festival 2023 était beaucoup plus axé que celui de 2015 sur la défense de grandes causes du moment, telles que le féminisme, l’écologie ou les minorités. De façon comparable au cyberespace, le poids des arguments rationnels, de la logique et des données qualitatives porte moins que le registre symbolico-affectif et axiologique. Ces ressorts de l’attention sont à la source des passions démocratiques, essentiels à l’épanouissement de la création artistique. Le paradoxe se situe là : à l’échelle de la dérégulation mondiale de l’information, si ces dispositifs ne sont pas contrebalancés par une mémoire commune et par des savoirs partagés, l’apocalypse cognitive nous guette. Une société ne peut pas se passer de fidélisation et d’intéressement rationnel. De même, la numérisation des services publics comporte le risque d’une disparition des repères étatiques classiques dans une société… devenue elle-même liquide.
Les outils en ligne ne remplacent pas les stratégies «présentielles» de captation des publics
La diversité des stratégies de captation des publics mise en place par les entrepreneurs de spectacle pour (dé)-montrer l’originalité de leur production n’a pas significativement évolué entre les deux temps observés. Ces stratégies sont à l’image des offres de contenus auxquelles sont confrontés les internautes qui naviguent dans le cyberespace. Si la numérisation du festival se répercute sur les modalités de réservation des billets et sur l’anticipation du choix des spectacles, les pratiques traditionnelles de tractage et de promotion restent toujours aussi présentes, tant les festivaliers sont en recherche de co-attention présentielle, d’interactivité et d’inattendu dans leur déambulation au sein de la cité médiévale. Ce phénomène ne tient pas que du divertissement. Il est éminemment politique, il relève de cette heureuse disposition des esprits et des corps qui offre, à tout un chacun, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, la possibilité de s’émouvoir et d’applaudir. Cette dimension charnelle, où la parole surprend et les regards s’amusent, où les sourires rendent hommage à la performance de rue, ne peut pas être remplacée par les facilités de la technologie numérique. À rapprocher sans doute de la communion des égaux chers aux banquets révolutionnaires et républicains, où il s’agit, pour reprendre les termes de Michelet : de « partager les dons de Dieu, prendre part à la communauté du présent divin ». Au festival d’Avignon, bien que le festin soit artistique, il se veut également signe de fraternité et ses démonstrations de rues autour desquelles se structurent des groupements momentanés, n’ont pas vocation à s’épuiser, sinon au prix d’une perte irrémédiable de l’essence même du théâtre populaire.
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[1] On peut supposer des divergences entre les compagnies concernant le degré d’indépendance revendiqué, voire une certaine forme de dissidence interne dans un cadre voulu originellement transgressif vis-à-vis des normes de l’institution théâtrale.