Migrations: la crise de confiance européenne edit

2 octobre 2019

Les débats autour des poussées migratoires ne cessent de plonger l’Union Européenne dans ses divisions. Divisions entre pays de première entrée et pays d’installation ; divisions entre pays ayant une longue expérience de l’immigration et les pays plus traditionnellement d’émigration ; divisions entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. La récente et violente polémique autour de l’intitulé du poste de commissaire européen en charge des migrations devant à travers cette question « défendre le mode de vie européen » en est la dernière manifestation.

Tout cela résulte du fait qu’au sein de nombre de pays, les processus migratoires engendrent des crispations de plus en plus fortes dont les conséquences sont les poussées des partis d’extrême droite, nationalistes ou xénophobes dont certains arrivent même à accéder au pouvoir.

2015, année charnière

L’année 2015 aura été pour la demande d’asile dans l’Union européenne un moment d’acmé. Rapportée à sa population, il est arrivé cette année-là à travers la frontière orientale de l’Union ou sur la rive nord de la Méditerranée, en proportion, plus de migrants qu’aux États-Unis : 2,4 millions pour 509 millions d’habitants contre 1,1 pour 320 millions aux États-Unis, soit un taux d’immigration de 4,7 e ‰ contre 3,4 e ‰. Sur une période un peu plus longue, entre janvier 2014 et décembre 2018, ce sont plus de 4,5 millions de personnes qui auront sollicité l’asile, c’est-à-dire trois fois plus que les quatre années précédentes. En fonction des pays d’accueil et des nationalités d’origine, une grande partie de ces migrants sont devenus des réfugiés qui sont venus s’ajouter, on l’oublie souvent, à ceux qui immigrent dans le cadre dans d’un droit au séjour lié au besoin de main d’œuvre, au droit à la vie privée et familiale, avec en particulier les rapprochements de conjoint, ou encore comme étudiants. Le tout atteste que, contrairement à ce qui peut être dit parfois de manière critique, l’Union européenne n’est pas fermée et demeure une des plus grandes zone d’immigration du monde, une des plus attractive avec l’Amérique du Nord, du fait du bien-être social qui la caractérise. Mais cette immigration est inégalement répartie et de nature différente en fonction des pays.

Cette ouverture au monde se mesure à l’évolution des démographies. De la Suède à l’Espagne en passant par l’Allemagne, et même l’Autriche ou la Hongrie, les immigrés, c’est-à-dire les personnes nées étrangères à l’étranger[1] représentent entre 10 et 20% des résidents. Parfois beaucoup plus comme au Luxembourg (40%), parfois beaucoup moins comme en Finlande où à peine 2% de la population est immigrée.

Ces écarts résultent autant des besoins en main d’œuvre, passés et présents, que de la perception qu’ont les immigrés des perspectives offertes par les différents pays possibles d’immigration. C’est vrai pour les immigrations régulières, issues des passés coloniaux ou résultats différés des immigrations de travail avant leur fermeture progressive dans les années 1970. C’est vrai aussi pour les demandeurs d’asile. C’est ce qui explique les écarts dans les flux d’arrivées. La volonté de rejoindre l’Europe du Nord, les pays de langue germanique ou la Grande-Bretagne est autant le reflet d’une générosité que celui d’un choix obstiné de ceux qui abordent notre continent. Elle explique que la Suède ait dû en une seule année prendre en charge 163 000 demandeurs d’asile, soit 1,7% de sa population, un record en Europe. Entre 2012 et 2018 ce sont 400 000 demandeurs d’asile qui ont atteint la Suède, venant en majorité de Syrie, d’Irak, d’Erythrée et d’Afghanistan[2].

De même, sont entrés en Allemagne plus d’un millions de demandeurs. Ils ont rejoint les Turcs qui représentent à eux seuls 20 % des étrangers installés. Si l’Allemagne, jusqu’en 2015, avait une politique d’immigration plus restrictive que la France en matière de regroupement familial notamment, elle est le pays d’Europe au sein duquel l’on retrouve le plus grand nombre d’étrangers, plus de 7 millions venant dans anciens pays de l’Est en particulier. C’est par ce qui était espéré au regard du marché du travail et des besoins exprimés par les employeurs qu’elle est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés venant de Syrie[3], dès lors que la Chancelière, Angela Merkel a annoncé l’ouverture des frontière. Choix auquel s’est substituée depuis peu une politique de fermeture qui explique l’errance à travers l’Europe de déboutés rejetés d’Allemagne ou de Suède.

À l’inverse, les pays de l’Est demeurent pour l’essentiel des pays de transit, tout en continuant à être pourvoyeurs d’immigration. C’est le cas d’un pays comme la Pologne, pays d’immigration et d’émigration. Alors que de nombreux Polonais partent encore vers des ailleurs qu’ils espèrent meilleurs, leur absence est compensée par l’arrivée d’Ukrainiens ou d’autres Européens qui pourvoient aux besoins de main d’œuvre[4]. L’Europe maintient ainsi en son sein des échanges migratoires.

Les pays de la rive nord de la Méditerranée comme l’Espagne, la Grèce et l’Italie sont devenus des pays d’immigration, tout en demeurant pour une partie de leur jeunesse, en particulier diplômée, des pays de départs vers d’autres pays européens ou d’Amérique du Nord. Une jeunesse qui fait le même calcul que les migrants venant de plus au Sud.

L’Italie est actuellement le pays qui souligne à l’extrême les difficultés européennes, car ceux qui y arrivent par la voie maritime n’appartiennent pas majoritairement aux nationalités qui bénéficient d’un taux de protection élevé. C’est le cas des Tunisiens, en tête des nationalités arrivant sur les côtes italiennes avec souvent la volonté de rejoindre la France. Comme c’est le cas aussi de migrants installés de longue date voulant fuir le climat politique de Rome. Cela est facilité par le fait que le cadre juridique européen n’empêche en rien un titulaire d’un titre de séjour dans un pays de l’Union de déposer une demande d’asile dans un autre. En Italie, par ordre d’importance, les Maghrébins sont suivis par les ressortissants de l’Afrique de l’Ouest et de l’Est[5].

Autre exemple, l’Espagne, première route d’accès vers l’Europe en 2018 devant la Grèce avant que celle-ci ne le redevienne depuis le 1er janvier 2019 du fait en particulier de l’arrivée de Turcs fuyant la politique en cours ou d’Afghans voulant quitter l’Iran du fait de la crise économique et ne pouvant demeurer en Turquie qui a une politique particulièrement ferme en terme de retour vers l’Afghanistan[6]. Sur les 55 000 migrants qui ont, en 2018, traversé le détroit de Gibraltar, 10 000 étaient Marocains, suivis, comme en Italie, par les Africains de l’Ouest, en particulier Guinéens, là encore dans la perspective de rejoindre la France.

Malte est aussi devenue un point de focalisation. On ne peut comprendre la volonté de fermeture de ce petit pays, si l’on n’a pas en tête quelques données. L’île de Malte du fait de sa position géographique est le lieu de débarquement le plus court de ceux quittant les côtes de Tunisie ou de Lybie. Il en résulte que ce pays a un fort ratio de réfugiés et personnes protégées par habitants : 19 pour 1000 habitants, pour un total de 8 500 personnes, essentiellement Syriens, Libyens et Somaliens. De plus Malte est confrontée à la présence de nombreuses personnes qui ne relèvent pas d’un besoin de protection et qui stagnent dans des centres de rétention, le pays n’ayant pas les moyens d’une politique de reconduite de ces personnes vers les pays d’origine, c’est-à-dire essentiellement du Maghreb et de l’Ouest africain. Tout l’enjeu pour que Malte accepte d’être le port sûr de débarquement des migrants voulant traverser la Méditerranée est que se mette en place un accord automatique de répartition des arrivants qui ne laisse pas sur l’île ceux qui ne relèvent pas de l’asile. 

Dans ce contexte général, la France a une situation singulière[7]. Elle demeure à contrecourant de la dynamique qui domine l’espace de l’Union européenne, celui de la fermeture.

Ainsi, en Allemagne, ont été restreintes les possibilités de regroupement familial pour certaines catégories d’immigrés. En Grande-Bretagne, la possibilité pour les réfugiés de faire venir leur famille a été conditionnée à la nécessité d’avoir des ressources suffisantes pour la prendre en charge. De même qu’est demandé pour l’accueillant un niveau d’anglais minimum (A1). En Hongrie, les bénéficiaires de la protection subsidiaire ont été exclus du champ d’application des règles favorables aux réfugiés statutaires. De plus, les réfugiés ne disposent plus que de trois mois pour déposer une demande de regroupement familial. À Chypre a été supprimé le droit préférentiel au regroupement familial des réfugiés et les bénéficiaires de la protection subsidiaire ont également été privés du droit automatique au regroupement familial. En Grèce, seuls les réfugiés, et non les bénéficiaires de la protection subsidiaire, peuvent bénéficier de droit au rapprochement. Et pour bénéficier de règles préférentielles les réfugiés doivent présenter une demande dans les trois mois suivant la reconnaissance de leur statut. À défaut, ils se voient obligés de satisfaire à des conditions d’emploi permanent et de logement  dans un pays qui subit la crise économique que l’on connaît.

De la Suède à l’Allemagne en passant par le Danemark, les pays sont donc dans une dynamique de fermeture. Elle explique en particulier l’arrivée en France de jeunes Afghans venant de Suède au point d’en parler minimalement la langue.

La France est devenu le pays de rebond des personnes déboutées d’autres pays de l’Union, d’Allemagne en particulier. En 2018, ce sont près de 40 000 migrants ayant déjà été enregistrées dans un autre pays européen qui sont arrivés en France avec l’espoir à terme d’y bénéficier du statut de réfugié.

Une Europe aux sensibilités divergentes

Cette divergence dans les sensibilités européennes se mesure surtout aux écarts dans les taux de protection[8]. Il en va ainsi des Géorgiens ou des Albanais qui bénéficient en France de taux de protections élevés. Pour les Géorgiens, il se situait au-dessus de 5% avant les recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), contre 3% en moyenne dans l’ensemble de l’Union et surtout à 0,4% en Allemagne. C’est ce qui explique en grande partie le fait que les Géorgiens sont parmi les premiers demandeurs d’asile en France. Il en va de même pour les Albanais dont le taux de protection en France avoisine les 8% après les recours devant la CNDA, contre 6% en moyenne dans l’Union et surtout 0,6% en Allemagne.

Ces écarts de sensibilité dans l’analyse des besoins de protection expliquent que la France soit devenue depuis 2018 la principale destination des Afghans puisque le taux d’acceptation des demandes d’asile y dépassait largement les 80% contre 43% en moyenne dans l’Union, et moins de 20% en Allemagne en 2018. Ces écarts s’accentuent depuis le début de l’année et s’y ajoute la crainte pour les déboutés d’Allemagne d’être renvoyés vers l’Afghanistan, ce que ce pays met en œuvre plus facilement que la France.

De même, les Guinéens savent qu’ils ont plus de chance d’obtenir l’asile en France qu’ailleurs en Europe. En 2018 ce taux était pour eux de 26% en France contre 17% dans le reste de l’Union. À cela s’ajoute la fermeture à la demande d’asile venant des pays du Maghreb mis en œuvre par l’Allemagne et les pays d’Europe du Nord considérés comme des pays sûrs au taux de protection inférieur à 5 %[9].  

Ces divergences de sensibilité rendent difficilement pertinentes les comparaisons qui laissent accroire que la France ne prendrait pas sa part au regard du nombre de ses habitants dans l’accueil des réfugiés. Les taux moyens de protection en France et en Allemagne étaient respectivement de 31,5 % et 49,8 % en 2015, de 38,1 % et 62,4 % en 2016. En 2018, le taux de protection Allemand a chuté pour atteindre 35 % alors qu’il était encore de 43 % en en 2017. Ce taux allemand se rapproche ainsi de la France qui est de 27 % en sortie des décisions Ofpra, et de 36 % en prenant en compte les décisions de la CNDA. Mais la comparaison des taux moyens n’a qu’un sens limité dès lors que la structure de la demande d’asile est différente. Seule la comparaison à partir des taux de protection par nationalité est pertinente. Dans ce cadre, il apparaÎt clairement que la France n’est pas moins généreuse que l’Allemagne, loin de là.

Sans surprise, les divergences dans les taux de protection sont encore plus fortes avec les derniers pays entrés dans l’Union et sont homothétiques aux divergences qui se sont fait jour dès lors qu’il s’est agi de faire accepter un système de répartition des primo-arrivants afin de soulager les pays de première entrée. Ainsi l’accord qui, en 2016 et 2017, visait à aider la Grèce et l’Italie dans le cadre d’un processus de relocalisation a été essentiellement mis en œuvre par l’Allemagne, qui a accueilli 5 391 personnes, et la France. Avec 4 394 personnes relocalisées, notre pays a accueilli 20 % du total des personnes en besoin de protection à partir de la Grèce. La Pologne, la Hongrie et l’Autriche n’en ont accepté aucune. De même, la France est le premier pays d’accueil des personnes ayant été débarquées en Europe par les navires des ONG, en Espagne, en Italie ou à Malte.

Au bout du compte, les difficultés de l’Union européenne dans le domaine de l’asile ne viennent pas tant de l’absence d’un organisme européen commun de l’asile que de l’incapacité à élaborer une philosophie commune qui suppose un partage d’analyse sur la situation des différents pays. Plus que des problèmes institutionnels, ces disparités existantes dans le résultat du traitement des demandes ou dans les solidarités pratiques mises en œuvre soulignent, comme dans d’autres domaines, le caractère inachevé de la construction européenne. Car comment expliquer sans prendre en compte l’ensemble des pays de l’Union que des pays disant partager les mêmes valeurs et dont les systèmes démocratiques sont de qualité comparable, comme c’est le cas pour la France et l’Allemagne, puissent connaître des écarts aussi importants dans le traitement des demandes d’asile, puissent diverger autant sur l’appréciation des situations internes des différents pays d’émigration et, par là même, sur la définition de ce qu’est un pays d’origine sûre [10] ? Pendant longtemps, le droit a été outil de rapprochement, un point d’appui pour l’unification de l’espace européen. Or aujourd’hui des jurisprudences inscrivent une dynamique contraire. Il est maintenant courant que des juridictions considèrent que le renvoi d’un demandeur d’asile dans l’Etat de l’Union qui est responsable de sa demande et de ses suites serait contraire aux droits humains. En France, la motivation de ces jurisprudences est liée au fait que ces pays comme l’Allemagne ou d’Europe du Nord sont susceptibles de renvoyer les déboutés dans des pays comme par exemple l’Afghanistan dans des vols collectifs[11] ou même la Syrie. À l’inverse des tribunaux Allemands considèrent que les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en France peuvent être « inhumaines ou dégradantes » ce qui justifie de ne pas renvoyer vers la France une personne dont elle est pourtant responsable de la demande d’asile[12].

Tous ces éléments illustrent une crise de confiance entre pays européens qui va au-delà d’une défiance conjoncturelle entre autorités politiques. L’élargissement de l’Europe à des pays comme ceux du groupe dit de Visegrád [13] n’a fait que l’accentuer et s’avère antinomique avec la volonté de mettre en place d’une Europe de l’asile, l’Europe est en train de devenir fantôme[14].

 

[1] 20 % et plus, c’est le cas à Hong Kong, dans les pays du Golfe, en Israël, ou encore en Jordanie et au Liban. Il est vrai, dans des conditions d’accueil qui n’ont rien à voir avec ce qui est pris en charge en Europe pour les réfugiés pour demandeurs d’asile.

[2] Sur ces 400 000 plus de 100 000 ont déjà été déboutés de leur demande d’asile, en particulier des Afghans

[3] En 2015, l’Allemagne a enregistré 162 510 demandeurs d’asile syriens, 268 866 en 2016, 50 422 en 2017, moins de 40 000 en 2018.

[4] En dehors d’autres ressortissants de pays européens, la Pologne n’a accordé depuis 2015 des titres de séjour qu’à 7 200 Turcs, 3 000 Pakistanais et à autant d’Egyptiens et d’Irakiens.

[5] Ont débarqué en Italie en 2018, 16 833 hommes (72 %), 2 259 femmes (9,6%) et 4278 mineurs (20,4%). Outre les 5 244 Tunisiens, les principales nationalités sont les Erythréens 3320, les Irakiens 1744, les Soudanais 1619, les Nigérians 1589, les Algériens 1250, les Ivoiriens 1213, les Maliens 1064, Guinéens 876, Sénégalais 810… 

[6] A titre de comparaison, ne sont arrivées en Grèce dans la même période « que » 43 000 personnes. A titre de comparaison, en 2017, 21 663 personnes étaient arrivées en Espagne, 29 596 en Grèce et 119 310 en Italie.

[7] Pour de plus amples développement sur la situation française, voir Didier Leschi, Migrations, la France singulière, note Fondapol, octobre 2018. 

[8] On appelle taux de protection le pourcentage de personnes obtenant une protection internationale par rapport à l’ensemble des demandes exprimées.

[9] Les taux de protections allemands pour les pays du Maghreb en 2018 étaient de 2,5 % pour les Tunisiens, 4,6% pour les Marocains, 1,2 % pour les Algériens.

[10] Voir « Une liste UE des “pays d’origine sûrs” », ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/what-we-do/policies/european-agenda-migration/background-information/docs/2_eu_safe_countries_of_origin_fr.pdf.

[11] https://www.infomigrants.net/fr/post/18727/de-leipzig-a-kaboul-a-bord-d-un-avion-qui-expulse-des-migrants-vers-l-afghanistan

[12] https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/07/02/un-tribunal-allemand-empeche-le-transfert-en-france-d-une-demandeuse-d-asile-et-de-sa-fille_5484390_1653578.html

[13]. Le groupe de Visegrád (aussi appelé Visegrád 4, V4 ou triangle de Visegrád) est un groupe informel réunissant quatre pays d’Europe centrale : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie. Ces pays sont tous des États membres de l’Union européenne et de l’OTAN. La population totale du groupe s’élevait à 63,8 millions d’habitants en 2016 (13 % de la population de l’Union européenne).

[14] Régis Debray, L’Europe fantôme, Tract, Gallimard, 2019.