Robinson Cruauté edit
La mort de Gérald Babin arrêtera-t-elle Koh Lanta ? Mettra-t-elle un coup d’arrêt à la téléréalité comme certains observateurs le prédisent ? Rien n’est moins sûr. Cela supposerait que le marché soit capable de se corriger de lui-même suite à ses erreurs et que la téléréalité soit un jeu civilisé. Pourtant, dans une société qui traverse une grave crise morale, qui doute de l’attachement sincère de ses dirigeants aux valeurs républicaines, il serait urgent de proposer aux jeunes, et moins jeunes, des jeux en accord avec ces valeurs.
Les jeux de téléréalité distraient le public français depuis une dizaine d’années, en mettant en scène des participants prêts à tout pour gagner le buzz et la cagnotte. Pour les obtenir, les conditions sont dures : il faut –selon les émissions- renoncer à son intimité, confesser ses petites haines, dévoiler ses faiblesses, s’exposer au ridicule, ou mettre en jeu sa survie. Koh Lanta, adaptation de Survivor, est organisé par une société de production, ALP, qui aurait été condamnée en dix ans « à plus de trente reprises pour non respect des conditions de travail », pour avoir fait travailler les participants plus de 16 h par jour, 7 jours sur 7, sans repos compensateur, selon l’avocat de la famille du jeune homme décédé (Le Point, 31 mars 2013, Arrêt sur images, RTL).
L’accident survenu le 22 mars dernier n’est pas le premier du genre. Depuis 10 ans, malgré les clauses de confidentialité drastiques dont s’entourent les sociétés de production, les dégâts collatéraux jonchent les arènes télévisuelles. Tentatives de suicide, suicides, ruptures avec la famille, menaces, blessures, le participant en situation de survie reste exposé à toutes les fragilités humaines. Sans remonter très loin, en février dernier, Splash qui mettait en maillot de bain des people en mal de télévision en échange d’un plongeon jusqu’à 10 mètres de haut a déclenché subluxation, douleurs au dos, claquement au niveau du sinus et de nombreux abandons… Le coach lui-même était inquiet et aurait accusé la chaîne de mettre les participants en danger de « mort » (L’Alsace, 14 février 2013). Il aurait fait des semaines de 80 h avec des entraînements jusqu’à 2 h du matin.
Mais la souffrance fait partie du spectacle ! Certains témoins rapportent que le lendemain du drame sur Koh Lanta, la production aurait organisé une fête. The show must go on ! Il y a deux ans, une émission de M6 s’était arrêtée mort-née suite au suicide de l’un des participants. Mais ces coups d’arrêt sont temporaires. La mort physique ou sociale est le risque programmé de ces émissions qui reposent sur une transgression des règles sociales (pudeur, amitié, solidarité), pour faire ressurgir la sauvagerie de celui qui -en situation de survie- n’a plus rien à perdre, avec l’adrénaline pour ceux qui s’en sortent et le petit frisson pour le téléspectateur.
Ces émissions exploitent l’imaginaire darwiniste de la « struggle for life » avec le piment supplémentaire que vient ajouter le genre ambigu de la téléréalité : une fiction réelle où l’acte n’est pas mimé mais vécu et où le spectacle passe par la livre de chair. Les épreuves demandent à l’individu de vaincre d’abord ses résistances : des personnes inexpérimentées doivent effectuer des plongeons qu’elles n’ont jamais réalisés, des phobiques affronter les bestioles répugnantes, des couples supporter l’infidélité publique de leur compagnons, des personnes timides en mal de contacts sociaux séduire devant la caméra, pour le plaisir goguenard du spectateur, prêt à décharger sur ces boucs émissaires son désir de revanche.
À travers ces épreuves, le jeu de téléréalité dessine une nouvelle organisation sociale, profondément inégalitaire et injuste, fondée sur l’arbitraire et la compétition à outrance. Au bas de l’escalier, soumis au mépris populaire, ceux qui sont exclus avant de commencer, ils nourrissent les 1ères émissions, ou les bêtisiers, souvent à leur insu. Puis viennent ceux qui ont des faiblesses, ne savent pas séduire leurs camarades, manquent de persévérance dans leur égoïsme, ils sont éliminés, peu à peu. Puis, il y a la hors-classe, les « guests », ceux qui sont indemnisés par la production pour donner de leur aura au jeu, Koh Lanta notamment a recouru à des ex-champions olympiques. Enfin, triomphent les « héros », ceux qui doivent tout à l’émission, et qui lui ont tout donné, les champions de l’adaptation, de la flexibilité, ils ont su trahir à point, s’engager et s’exhiber sans se perdre, ils ont passé les épreuves, ont bénéficié de la bienveillance du destin, et de leurs qualités souvent moyennes, ce sont les Survivors.
Quelle déontologie pourrait venir à bout de cette logique implacable qui fait de ces émissions du fait de leur faible coût, de l’engouement du jeune public, de leurs capacités de diversification publicitaire une manne pour les chaînes privées, dans un moment de concurrence exacerbée ? Depuis 10 ans, les chartes et les engagements sous le contrôle ou non du CSA se sont succédé. Elles n’ont donné lieu à aucune sanction. Elles n’ont pas moralisé le spectacle, tellement en phase avec la logique néolibérale.
En septembre 2011, le CSA, conscient des limites du cadre déontologique et des risques sociaux véhiculés par ces émissions notamment auprès des plus jeunes, rappelait qu’il avait observé dans ces émissions des incitations à des comportements délinquants dangereux ou inciviques, des discriminations, des atteintes à la santé, des atteintes à la dignité humaine, des atteintes au droits de la personne (honneur, réputation, vie privée, image ) qui avaient justifié 36 courriers, 9 mises en garde, 5 mises en demeure mais aucune sanction pour ces motifs. Après avoir réalisé des auditions, il préconisait notamment davantage de « prudence dans le recrutement des candidats » des émissions d’enfermement, il demandait un « accompagnement personnalisé et effectif sur le plan médical et psychologique avant, pendant, et plusieurs mois après le tournage ». Le suicide le 1er avril dernier de Thierry Costa, seul médecin-urgentiste chargé du suivi des 16 participants deKoh Lanta, illustre sous un jour dramatique les limites de la régulation déontologique : elle ne peut être qu’une rustine face à la voracité de ce genre d’émission, même sur une chaîne comme TF1, chaîne familiale et leader d’audience, chaîne historique, dont la convention contient des dispositifs déontologiques depuis 1996.
Peut-on espérer que les chaînes commerciales renonceront d’elles-mêmes à organiser leurs jeux du cirque afin de moraliser leurs grilles ? Elles peuvent proposer des jeux sans humiliation ni intrusion dans la vie privée, comme le fait TF1 avec the Voice et rencontrer un succès d’audience. Peut-on espérer que le dégoût du téléspectateur éteindra les multiples écrans branchés sur les émissions ? En janvier 2013, le CSA publiait les résultats d’un observatoire de la qualité des programmes obtenus auprès de 2002 personnes de plus de 15 ans : les émissions de téléréalité et de coaching obtenaient la plus mauvaise note (68% des répondants les trouvaient insatisfaisantes), 75% des répondants considéraient qu’il y avait trop d’émissions de téléréalité. Parmi les programmes dont les contenus pouvaient les avoir choqués, 74% citaient les émissions de téléréalité, loin devant les autres programmes.
Il est temps de choisir d’autres modalités d’action. L’appel au boycott des émissions qui mettent en danger la vie physique, sociale ou affective des participants devrait être organisé par les associations qui se préoccupent de la qualité des médias, de la protection des mineurs, du respect du pacte social. Le contrôle des conditions de travail dans ces émissions devrait être systématique et ses conclusions publiques. Mais il est temps aussi que les chaînes publiques, financées par la redevance, proposent des jeux qui impliquent des jeunes, fondés sur le dépassement de soi par l’empathie, le collectif, la solidarité et le talent, en visant la valorisation des équipes et de leur réalisations et non le dénigrement et l’élimination des plus faibles.
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