Solidarité : le mot n’a pas le même sens partout edit
La bataille engagée autour de l’aide alimentaire fournie par l’Union européenne peut sembler de peu d’importance au regard de la tourmente financière. Pourtant, ce qui se joue sur ce terrain est plus que symbolique : deux visions de l’Union s’opposent avec à la clé la question du niveau de solidarité entre les Etats membres. En définitive, c’est la même problématique que celle que l’Union doit affronter avec la crise.
Rappelons les faits. La politique agricole générant des excédants rachetés par l’Union pour soutenir les cours, Jacques Delors avait obtenu en 1987 de les utiliser pour fournir de l’aide alimentaire aux plus démunis. L’aide alimentaire était donc le sous-produit intelligent d’une politique totalement intégrée, la Politique agricole commune. En 2008, l’Italie, la France et l’Espagne recevaient près de 60% de cette aide.
Or, au fil du temps les réformes agricoles ont conduit à la réduction des stocks communautaires. L’aide alimentaire se trouvait donc privée de ressources mais plus encore de sa justification. Pour poursuivre, il fallait explicitement décider que l’Union achèterait à l’avenir des denrées alimentaires non plus pour soutenir la production agricole mais bien pour fournir une aide aux associations humanitaires.
Parallèlement, le Parlement demandait à la Commission d’augmenter substantiellement le programme d’aide, la pauvreté en Europe ne suivant pas le cours des excédents agricoles.
La Commission a alors proposé en 2008 de maintenir dans la Politique agricole commune un volet social qui consiste à acheter des produits alimentaires destinés aux plus pauvres. Le projet de budget du programme d’aide pour 2012 représentait 480 millions d’euros dont seulement 113 millions correspondant à des interventions agricoles. Or un certain nombre d’Etats membres, l’Allemagne et la Suède en tête, a contesté devant la Cour de Justice le règlement permettant ces achats : la Cour de Justice, le 13 avril 2011, ne pouvait que constater l’absence de bases juridiques pour les dispositions du règlement qui permettent le recours à des achats non liés à la politique agricole.
L’arrêt de la Cour a le mérite de placer l’Union face à ses responsabilités. Plutôt que de subrepticement glisser un volet social dans le paquet agricole, il convient de prendre une vraie décision politique. Faut-il que l’Union s’intéresse à la solidarité en matière sociale ? Faut-il que l’Union y consacre une partie de son budget ? L’argumentation de l’Allemagne et de la Suède est loin d’être infondée et il s’agit bien d’un choix lourd de conséquences. La question n’est pas de savoir s’il faut aider les associations humanitaires mais bien de savoir qui doit les aider. Et donc qui paiera.
La réponse des pays du nord est claire : la solidarité en matière sociale est une affaire nationale qui doit être réglée exclusivement par les États. Chacun est libre de développer plus ou moins l’État-providence au sein de l’Union et il n’appartient pas à l’Union de pallier les déficiences de certains de ses membres sur ce terrain. C’est un point qu’il faut souligner ici. Car souvent en France on croit rapidement et naïvement que les adversaires d’une politique sociale sont les pays dits libéraux. Or ce n’est pas tout à fait le cas. Les pays les plus avancés sur le plan social ne veulent pas d’une Europe sociale, non pas parce qu’ils seraient antisociaux, mais parce qu’ils estiment que l’Europe n’a rien à faire dans un domaine où ils estiment pouvoir agir seuls et bien.
En Europe les différences de point de vue ne sont pas forcément réductibles à des divergences idéologiques ou à des formes d’égoïsme national. On se gardera donc de trop rapidement stigmatiser l’égoïsme de ces États.
L’arrêt de la Cour et la constitution d’une minorité de blocage au sein du Conseil conduisent donc à de sombres perspectives pour l’aide alimentaire européenne : les associations disposeront pour 2012 de moins du quart de ce qu’elles recevaient précédemment et l’absence probable d’achats pour soutenir les marchés agricoles en 2013 devrait conduire à la disparition du programme.
La discussion des perspectives financières pour la période 2014-2020 relancera le débat : la Commission propose que le programme alimentaire ne soit plus dépendant du volet agricole mais qu’il soit bien identifié comme politique sociale. Cela suppose que l’on confie à l’Union une mission de lutte contre la pauvreté. C’est ce qui est inscrit dans la « stratégie 2020 » adoptée en 2010 pour prendre le relais de la stratégie de Lisbonne. La stratégie 2020 vise à développer pour l’Union une croissance « inclusive », c’est-à-dire une croissance qui ne laisse pas de côté les 80 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en Europe. Cela passe certainement par des mesures actives permettant de faciliter l’accès à l’éducation ou au travail. Mais il convient également que les besoins vitaux de court terme soient assurés. Reste à savoir si l’aide alimentaire trouvera sa place quand il faudra associer un budget à la stratégie.
À ce stade, on voit bien qu’il s’agit ni plus ni moins que de savoir quel sens on donne au principe de solidarité entre les peuples européens. Notre conscience d’Européens est-elle affectée par le fait que d’autres Européens ne peuvent se nourrir convenablement ? La réponse à cette question est une bonne mesure des progrès qui restent à réaliser pour l’intégration européenne.
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