Vers la fin de la «fin du nucléaire» edit
Il y a peu, on nous prédisait que le nucléaire n’avait aucun avenir au plan mondial. Il était condamné à disparaître devant le succès économique des renouvelables (EnR). Certains experts en voulaient pour preuve la décroissance de la part de la production nucléaire dans la production électrique mondiale, passée du maximum de 18% en 1996 à 10% en 2019. Et de conclure que « nous serions face à une forme de sortie du nucléaire organique non déclarée » (Mycle Schneider, WNISR, 2019), ce qui a impressionné bien des faiseurs d’opinion. On en était à écouter avec attention les mêmes qui nous disait que le nucléaire ne présentait pas d’intérêt pour répondre à l’enjeu du dérèglement climatique.
Certes la mauvaise passe traversée par la filière nucléaire depuis l’accident de Fukushima en 2011 pouvait plaider en faveur d’un futur dont il serait banni. Mais la situation est en train de changer radicalement, au grand dam des professionnels de l’antinucléaire dont une partie des arguments avaient des airs de prophétie autoréalisatrice. Ces deux dernières années on observe l’engagement de la construction de dix réacteurs par an, contre quatre à cinq par an cours des années 2010. En termes de puissance installée, il y a 54 GW en construction fin 2022, à comparer aux 390 GW en exploitation. L’augmentation des mises en service va à la fois compenser les fermetures de centrales et permettre de suivre la hausse de la demande mondiale d’électricité.
Pourquoi le nucléaire ne pourrait pas servir à la neutralité carbone?
Certains nous disent donc la technologie nucléaire est condamnée, quand bien même elle pourrait contribuer à réduire les émissions de carbone du secteur électrique à l’échelle mondiale. Et d’insister sur le fait que l'énergie nucléaire ne représente que 5% du total des énergies primaires consommées, et donc contribue fort peu à la lutte contre le réchauffement climatique. D’ailleurs, nous disent-ils, il a suffi de dix ans pour que la production de l’éolien et du solaire au niveau mondial dépasse celle du nucléaire, ce qui serait la preuve de leur potentiel infini…
Il est probable que les EnRs vont continuer de croître à un rythme élevé. La baisse de leur coût a été spectaculaire (85% depuis 15 ans selon l’IRENA, l’Agence internationale des énergies renouvelables), et cette tendance n’a aucune raison de s’arrêter brutalement. Le nucléaire, à l’inverse, ne serait même pas une des solutions pour répondre à l’urgence climatique, parce qu’il serait trop lent à développer et trop difficile à financer pour être partie prenante de la lutte pour la préservation du climat. Comme l’écrit en 2019 Mycle Schneider, l’expert international le plus sérieux, « les besoins économiques et opérationnels auxquels le nucléaire répondrait (à savoir en matière d’énergie, de climat, et de flexibilité), peuvent être satisfaits mieux, moins cher et plus rapidement par ses concurrents en option bas carbone que sont les énergies renouvelable et l'efficacité énergétique ».
Il est vrai qu’une grande installation de solaire PV ou d’éolien terrestre est réalisée en trois fois moins de temps qu’un équipement nucléaire, ce qui facilite la réactivité décisionnelle et en même temps réduit les coûts financiers. Mais pour le reste on peut en douter. Pourquoi ne pas recourir au nucléaire, alors que les productions de ses équipements sont pilotables et ne nécessitent pas le développement de moyens très importants et coûteux de backup et de flexibilité nécessaires dans un système tout EnR, notamment des centrales à gaz fortement émettrices de CO2 et sources de dépendance extérieure, comme le montre actuellement l’expérience allemande ?
Posons la question autrement : pourra-t-on vraiment se passer de nucléaire d’ici 2050 pour procéder à la décarbonation de la production électrique mondiale sur la base des seules énergies renouvelables alors que les besoins croîtront de 80 à 100% d’ici 2050 ? Rien de moins sûr à l'examen des modélisations pour simuler les voies de décarbonation des systèmes énergétiques nationaux et du système mondial. Elles montrent que le « Net Zero » est très difficile à atteindre sans le nucléaire. Dans son rapport de juillet 2022 sur le nucléaire, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le parc nucléaire mondial devrait doubler d’ici 2050 – ce qui signifie de croître au rythme moyen de 10-11 GW par an, ce qui semble atteignable – pour que soit atteint l’objectif de neutralité carbone. Sans nucléaire, les investissements pour atteindre le « Net Zero » seraient nettement plus importants, et la facture globale s’accroîtrait de 600 milliards de dollars, avec une dépendance accrue aux métaux critiques et aux fluctuations du marché du gaz pendant toute la période de transition.
On retrouve cette évidence dans les scénarios mondiaux recensés par le GIEC dans son rapport de 2018 consacré aux moyens pour ne pas dépasser le +1,5°C. Les experts ont examiné les nombreux exercices de prospective qui conduisaient à la limitation drastique des émissions cumulées[i]. Le rapport met en lumière que, sur les 400 scénarios analysés, seuls 90 sont compatibles avec le plafond de hausse de 1,5°C en se fondant sur des « hypothèses d’innovations les plus élevées » (selon leur vocabulaire) qui intègrent le nucléaire. Sa part tourne en moyenne autour de 10% de la production électrique totale en 2050 dans ces derniers scénarios.
Pour apprécier un peu plus son rôle potentiel de limitation des émissions, on peut rappeler d’abord que c’est actuellement la deuxième source de production décarbonée après les EnR (hydraulique inclus). Il économise l’émission de 2 Mds de tCO2 par an à comparer aux 35 Mds de tCO2 émises annuellement par l’économie mondiale. Comme le calcule Michael Schellenberg, l’écologiste américain grand défenseur du nucléaire, « il a permis d'éviter environ 55 Gt d'émissions de CO2 au cours des 50 dernières années, soit presque deux années d'émissions mondiales de CO2 liées à l'énergie.
Le regain d’intérêt pour le nucléaire
Le regain d’intérêt vis-à-vis du nucléaire dans le monde est justement lié d’abord aux engagements des États à aller vers la neutralité carbone. En dehors de la France et de sa relance décidée récemment, ce regain se constate autant du côté des pays déjà nucléarisés comme le Royaume-Uni (qui vise l’installation de 24 GW d’ici 2050 dans son Energy Security Strategy de 2022), l’Argentine, l’Inde (qui vise l’addition de 26 GW d’ici 2035 à ses 7 GW actuels), le Pakistan, que du côté de revenants comme le Japon, , la Corée du sud, les Pays-Bas, la Suède et certains grands états des États-Unis qui avaient choisi de sortir progressivement du nucléaire, ou encore du côté de primo-accédants comme la Pologne, l’Egypte, le Bengladesh, sans parler bien sûr de la Chine, l’épicentre du nucléaire mondial, qui a annoncé l’installation de 150 réacteurs d’ici 2050.
De façon emblématique, le Japon qui, après Fukushima (2011), prévoyait une sortie progressive et n’avait maintenu en service que dix réacteurs après amélioration de leur sûreté, vient de décider la remise en service d’une vingtaine d’autres qui avaient passé les tests de sûreté et de prolonger leur durée de vie, tandis qu’il examine la possibilité de nouvelles commandes ; l’objectif est de produire 20% de l’électricité par le nucléaire en 2030 au lieu de 7% actuellement.
S’il est vrai que les énergies renouvelables sont privilégiées dans les plans des États engagés à aller vers la neutralité carbone, un nombre croissant d’entre eux rajoutent désormais le nucléaire pour effacer plus sûrement les productions par centrales à charbon ou à gaz et pour suivre l’électrification progressive des usages. La maîtrise des coûts ne semble plus un défi insurmontable, pour autant que l’on maîtrise le financement et favorise la standardisation et les constructions en série , sachant l’importance des coûts du capital dans le coût complet du MWh nucléaire.
Cette évolution reflète aussi le changement des opinions publiques de certains pays, qui se manifeste ici par le ralliement des partis verts à l’option nucléaire comme en Finlande, et là par celui d’ONGs environnementales comme aux Etats-Unis et dans quelques pays européens. Les nouveaux ralliés mettent le focus sur l’urgence climatique, qui prend désormais le pas sur le rejet du nucléaire dont les risques sont relativisés. Désormais le nucléaire est vu d’abord comme une technologie non émettrice de carbone qui a l’avantage supplémentaire de produire l’électricité de façon pilotable, contrairement aux EnR intermittentes qui nécessitent un système complémentaire coûteux de back-up. Du côté des désaménités du nucléaire, les risques d’accident qu’il présente peuvent être bien contrôlés.
Pour les déchets à longue durée de vie, la solution de l’enfouissement géologique est devenue une solution socialement acceptable, comme le montrent les choix définitifs récents de la Suède et la Finlande. On ne peut plus dire qu’on ne sait toujours pas assurer la gestion des déchets nucléaires sur une échelle de temps multi-séculaire et qu’on ne le saura jamais, comme on l’entend encore beaucoup, notamment dans la bien-pensance en France. L’évolution positive des opinions publiques peut laisser imaginer que, dans l’Union européenne, on pourrait sortir un jour des controverses débilitantes suscitées par les pays hostiles au nucléaire.
Pour conclure, on voit que les prophéties de fin du nucléaire ne sont pas auto-réalisatrices. Le nucléaire ne va pas disparaître dans la monde. Il se remet des conséquences de Fukushima et commence à se protéger du grave danger que l’introduction du marché dans le secteur électrique a constitué pour lui.
On comprend le dépit de nos gribouilles qui, tout en étant partisans des efforts maximums à faire pour le climat, ne le condamnent pas moins comme inutile et prophétisent sa disparition en prenant leurs désirs pour des réalités. En France ils ne décolèrent pas face aux décisions de reprise des commandes nucléaires, sans plus pouvoir arguer de la disparition du nucléaire dans le monde pour condamner cette relance. Les voilà réduits à lancer des condamnations très inspirées, comme Yves Marignac, notre grand professionnel de l’antinucléaire. Il nous dit dans la revue Le 1 du 18 janvier, qu’ « avec un tel choix, notre pays démontre qu’il est dans l’incapacité de refonder son modèle économique et social (en se crispant sur une technologie d’un autre temps). Ce choix (de relancer le nucléaire) se fait trop mal car ils se fait aux dépens d’actions qui auraient été plus conformes à l’urgence climatique, écologique et sociale. Et c’est un choix aux effets trop tardifs, puisque c’est au mieux après 2035 pour les nouveaux réacteurs ». Nous voilà donc dans de beaux draps !
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