Irak : les Etats-Unis partent, la crise s’aggrave edit
En Irak, les États-Unis n’ont pas laissé derrière eux « un État souverain, stable, autosuffisant », comme le déclarait au mois de décembre Barack Obama. Et pour cause, alors même que les dernières troupes américaines s’apprêtaient à quitter le pays, l’Irak plongeait dans une nouvelle phase de crise politique, aux accents cette fois ouvertement confessionnels. Le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, décrié depuis des mois pour ses penchants autoritaires, annonçait en effet un mandat d’arrêt contre le vice-président Tarek al-Hachimi, l’accusant de liens avec l’ancien parti Baas et avec la mouvance terroriste Al-Qaïda, et exigeait le limogeage du vice-Premier ministre Saleh al-Moutlak, un ancien Baasiste connu pour son nationalisme virulent. Outre leur appartenance commune au bloc d’opposition Iraqiyya, deuxième force politique du pays conduite par l’ancien chef de gouvernement Iyad Allawi, les deux hommes sont sunnites.
S’ils ont pu tout d’abord surprendre, force est de reconnaître que ces derniers développements étaient prévisibles. Ils sont en premier lieu le fruit de la longue impasse politique issue des élections législatives du 7 mars 2010, au terme desquelles al-Maliki avait refusé de reconnaître la victoire de son principal adversaire Iyad Allawi ; une impasse qui n’a jamais été vraiment réglée. Ainsi, le gouvernement formé in extremis en novembre 2010 n’a jamais recueilli l’assentiment des forces et citoyens sunnites, qui l’ont même plutôt vécu comme une usurpation de leur victoire politique. Et ce constat s’est voulu d’autant plus vrai qu’avant même la tenue du scrutin, al-Maliki s’était assuré de tout mettre en œuvre pour exclure plusieurs centaines de candidats sunnites de la course électorale, par le biais notamment d’une réactivation de la commission sur la débaasification pour disqualifier ses rivaux.
On comprend mieux quelle a été la colère des sunnites à l’annonce de ces nouvelles mesures du gouvernement, les renvoyant à leur statut de minorité marginalisée depuis le printemps 2003 et l’instauration par les Américains d’un système politique entièrement fondé sur des quotas ethno-religieux et une discrimination identitaire de fait. À l’époque, les sunnites étaient majoritairement perçus par Washington comme une colonne vertébrale de la dictature de Saddam Hussein et par conséquent comme un ennemi collectif à abattre. Cette représentation s’était traduite par une concentration des opérations militaires américaines dans les provinces centrales du pays, à majorité sunnite (al-Anbar plus particulièrement) et par une aliénation croissante des populations au processus politique, un nombre important de jeunes Irakiens faisant finalement le choix des armes et rejoignant le soulèvement.
Depuis, tous les efforts mis en œuvre pour permettre la réintégration des sunnites au jeu politique ont continuellement échoué. Ces derniers ont tout d’abord massivement boycotté les premières élections de janvier 2005 suite au siège américain dans la ville de Fallouja, puis rejeté la nouvelle Constitution en dénonçant la réorganisation fédérale du pays (assimilée à une partition territoriale), un partage inéquitable des ressources, pétrolières en particulier, et une atteinte à l’identité « arabe » de l’Irak. Pour ces raisons, beaucoup de sunnites ont longtemps apporté leur soutien à la résistance armée, mais les sunnites d’Irak ne constituent pas une communauté homogène. Les tribus des provinces centrales du pays, conservatrices et dont certaines se sont alliées à l’armée américaine en 2007 contre Al-Qaïda, n’ont que très peu de points communs avec les populations sunnites plus urbaines, dont certaines rejettent d’ailleurs l’immixtion des dignitaires tribaux et de l’establishment religieux dans leurs affaires. Ce sont ces mêmes sunnites qui, en 2010, ont choisi en la figure d’Allawi, un chiite séculier, leur principal représentant. Le paysage politique sunnite est lui-aussi très fragmenté, opposant d’une part des partis séculiers à des mouvements plus religieux, d’autre part des forces ayant fait le choix d’une participation politique à celles qui, au contraire, ont toujours rejeté en bloc la transition – il s’agit de la position du Comité des oulémas musulmans, conduit par le célèbre cheikh anti-américain Hareth al-Dhari. Enfin, les rangs du soulèvement sunnite sont également traversés par d’importantes divergences, qui n’ont cessé de se creuser après la proclamation en 2006 d’un État islamique d’Irak par Al-Qaïda, dont les visées panislamistes entrent en conflit avec les convictions nationales des insurgés irakiens.
L’attachement viscéral d’une majorité de forces sunnites au nationalisme irakien et leur rejet véhément du système communautaire établi à Bagdad à partir de 2003 sont les deux aspects qui, sans doute, ont le plus caractérisé leur trajectoire collective ces dernières années. Les sunnites se sont ainsi souvent présentés comme les véritables défenseurs de la nation contre les « collaborateurs » chiites et kurdes alliés aux Américains, mais aussi face aux menaces régulières d’implosion. Toutefois, les espoirs déçus de 2010 et leur marginalisation structurelle pourraient aujourd’hui pousser ces derniers vers l’extrême opposé. C’est ce qui semble s’être produit en juin 2011 lorsque, dans une déclaration inattendue à la télévision irakienne, le porte-parole sunnite du Parlement s’est dit favorable à la création d’une région sunnite indépendante si la situation de ses coreligionnaires ne s’améliorait pas et si le pouvoir central poursuivait sa politique d’exclusion. Dans la foulée, le conseil provincial de Salahaddin votait à son tour pour une fédération autonome, bientôt suivi par les autres provinces d’al-Anbar, Diyala et Ninive.
Longtemps mise en suspens et pourtant centrale, la place des sunnites dans le nouvel Irak refait finalement surface au cœur de l’actualité comme une sorte de « piqûre de rappel ». La crise qu’elle articule souligne surtout que rien n’est réglé en cette fin d’occupation et qu’une démocratie irakienne ne pourra émerger si elle continue à se fonder sur un système politique discriminant et fondé davantage sur des identités que sur des programmes. Au-delà de leurs dissensions, les sunnites nourrissent un même ressentiment contre le legs politique laissé par les États-Unis et ne semblent désormais plus disposés à se contenter d’une place de second plan. Quant au gouvernement irakien, il est aujourd’hui discrédité aux yeux du plus grand nombre, ayant échoué à incarner la réconciliation nationale dont l’Irak a tant besoin.
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