Les socialistes et la rue edit
Le Parti socialiste est-il un parti parlementaire comme il le prétend ? Adhère-t-il franchement aux principes du gouvernement représentatif ? À la lecture des déclarations de ses dirigeants concernant le projet de loi sur la réforme des retraites, il est légitime de se poser ces questions. Les déclarations se succèdent pour appeler à la mobilisation populaire contre ce projet. Que les socialistes soutiennent le mouvement de protestation, quoi qu’on en pense sur le fond, est compréhensible, légitime et conforme à leur identité. Mais c’est la teneur de leur discours qui pose problème.
Martine Aubry, se félicitant de l’ampleur de la mobilisation, estime que, par là, les Français disent « clairement qu’ils ne veulent pas cette réforme », affirmant « qu’on ne réforme pas contre les Français ». Elle appelle au retrait du projet. Ségolène Royal va plus loin. Elle « conseille au gouvernement d’écouter cet avertissement » et de suspendre la réforme. Et d’ajouter que les lycéens ont leur mot à dire : « Je leur demande d’ailleurs de descendre dans la rue », déclare-t-elle, estimant que « à 15 ou 16 ans, les jeunes sont responsables et savent pourquoi ils descendent dans la rue ».
Que les socialistes soient opposés à ce projet et qu’ils le disent, c’est leur droit. Qu’ils ne l’aient pas voté au Parlement, aussi. Mais en développant l’idée selon laquelle la « vraie » légitimité démocratique est celle des manifestants et non celle du président élu, du Parlement élu et du gouvernement ayant la confiance de l’un et de l’autre, ils menacent en réalité la démocratie représentative elle-même. Si la véritable légitimité est celle de la rue, assimilée au peuple tout entier, quelle est celle des représentants que ce peuple (est-ce le même ?) a élus ?
Est-ce une manifestation, quelle que soit son ampleur, qui doive annuler la procédure légale ? Légitimité et légalité entrent alors en conflit.
Ce problème n’est pas nouveau, il remonte à la Révolution de 1789 et au jacobinisme, repeint ensuite des couleurs de la théorie marxiste, celle du « gouvernement bourgeois et des minorités agissantes », celle de la « citoyenneté active », celle où le peuple peut à tout moment « reprendre ses droits ». Quelle est dans ces conditions l’autonomie des représentants qui est l’un des principes majeurs du gouvernement représentatif ? Les jacobins voulaient que dans une vision très active de la souveraineté populaire, le peuple dicte à l’Assemblée ses devoirs quand elle les oubliait. Certes, les Sans-culottes le faisaient la pique à la main et envahissaient l’Assemblée. Nous n’en sommes pas là et même Ségolène Royal, après avoir demandé aux lycéens de descendre dans la rue, ajoute cependant « mais de façon très pacifique ». Ouf !
L’aporie du jacobinisme était à la fois qu’il ne distinguait pas le peuple réel du peuple agissant, c’est-à-dire des membres des sections révolutionnaires des Piques ou des Gravilliers, et qu’il voulait que la volonté du peuple coïncide à tout moment avec celle de ses « mandataires » (le mot de représentant était tabou puisque, comme le bon Jean-Jacques l’avait écrit, le peuple ne peut être représenté). C’est de ces deux apories qu’est mort le jacobinisme… et malheureusement aussi pour longtemps le régime représentatif avec lui, et qu’est sorti le coup d’État du 18 Brumaire qui a mis tout le monde d’accord.
Le régime représentatif est plus fragile qu’on ne le croit. Sa délégitimation est toujours très grave pour la démocratie et les libertés. Les socialistes sont dans leur rôle quand ils disent que de retour au pouvoir ils annuleront cette réforme, même s’il ne s’agit que d’une promesse... Ils auront alors une légitimité pour le faire. Mais appeler le gouvernement à retirer un projet déjà voté par l’Assemblée, c’est ne pas reconnaître sa légitimité comme institution élue. Certes, les sondages d’opinion montrent une large opposition des Français à cette réforme. Mais alors de deux choses l’une, soit le pouvoir ne cède pas, ce qui est le plus probable, et alors ces électeurs voteront sans doute – mais pas nécessairement – contre lui aux prochaines élections, soit un référendum est organisé sur ce projet.
L’idée de la législation directe par le peuple est une vieille idée. Elle se pratique dans quelques pays et à certaines conditions. Les socialistes veulent-ils véritablement aller dans ce sens ? Chacun connaît les graves et nombreux inconvénients de la pratique répétée du référendum. Les socialistes sont-ils favorables à une démocratie référendaire ? À eux de répondre. Mais hors de ces deux procédures démocratiques, la représentation et le référendum, il ne reste que le pouvoir de la rue. Les socialistes devraient bien réfléchir avant de l’encourager excessivement. Le pouvoir de la rue n’est pas toujours ce que l’on croit ni ce que l’on espère. Le gouvernement représentatif a ses limites et ses défauts, mais les socialistes ont la possibilité d’y exposer leurs idées et une fois au pouvoir, de les appliquer. Est-il raisonnable d’encourager la rue, quel que soit le nombre de manifestants, à faire prévaloir ses vues – quelles vues exactement d’ailleurs ? – sur celles de ses élus ? Quant aux lycéens, s’ils savent aussi clairement à 15 ans pourquoi ils descendent dans la rue, pourquoi ne pas leur donner dès maintenant le droit de vote ?
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