BCE, climat, et responsabilités politiques edit
La BCE doit-elle s’impliquer dans la lutte contre le changement climatique ? Dans sa tribune Telos du 9 janvier, Charles Wyplosz a répondu par la négative, considérant que le mélange des genres entre politique monétaire et décisions politiques tout court ferait voler en éclat la séparation des pouvoirs. Les réflexions qui suivent viennent en prolongement de cette analyse, que leur auteur partage.
Le mandat de la BCE est de garantir la stabilité des prix, et, de façon subordonnée, de soutenir la politique économique des pays membres. Si cette clause est généralement entendue comme l’objectif de plein emploi, ne pourrait-elle pas être étendue aux politiques climatiques ? Comme on exhorte beaucoup politiques, financiers et entreprises à réduire les émissions de gaz à effet de serre, pourquoi ne pas y inclure la BCE, organe technique mais décideur influent ? Cela mérite pourtant réflexion. Tout d’abord, les exhortations aux décideurs économiques risquent de pousser les politiques à éluder leurs propres responsabilités pour réellement réduire les émissions. Ensuite, si la BCE devait s’engager concrètement dans l’effort de réduction des émissions, elle pourrait être amenée à envisager des décisions politiquement explosives.
Les politiques de verdissement peuvent encourager le renoncement à une tarification du carbone
Le changement climatique en cours est existentiel, pour reprendre le mot de Mark Carney. Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), et le faire rapidement dans les sociétés développées, sont des impératifs sur lesquels s’est constitué un large accord, y compris aux États-Unis. Les choses se compliquent lorsqu’il s’agit des mesures à prendre, pour une raison bien identifiée par le prix Nobel William Nordhaus : les gaz à effet de serre sont l’opposé d’un bien public, au sens où tout le monde en souffre, mais personne n’a intérêt à réduire ses propres émissions. La grande majorité des économistes universitaires s’est rangée –une fois n’est pas coutume—à l’idée que l’action la plus efficace et la moins couteuse économiquement est d’assigner un prix élevé et croissant aux émissions de GES, disons au carbone pour simplifier. L’appel des économistes américains (voir ‘Rendez-nous la taxe carbone’, Telos, 1er février 2019), la ‘Déclaration des économistes sur la tarification du carbone’ lancée par l’Association européenne des économistes de l’environnement présidée par Christian Gollier, et signée par 1 700 économistes, vont dans ce sens, en incluant le principe d’une taxation du contenu en carbone des importations. Des propositions précises ont été faites pour mettre en œuvre une telle politique dans l’Union Européenne, comme celle d’une banque centrale du carbone par Jacques Delpla et Christian Gollier (Asterion – octobre 2019) ou d’une politique décentralisée conforme au principe de subsidiarité (‘Comment l’Europe peut faire basculer le monde vers la décarbonation’, Institut Montaigne, décembre 2019).
Même si un nombre croissant de pays de l’UE devient favorable à une tarification du carbone, les résistances politiques sont fortes, en France en particulier. Grande est la tentation de s’en remettre à des politiques de subvention des énergies renouvelables (à des coûts bien supérieurs à ce qu’une tarification du carbone obtiendrait comme le montre Christian Gollier dans son excellent livre ‘Le climat à la fin du mois’), à des appels à la finance verte, à la responsabilité des entreprises, l’implication de la BCE venant en complément. Le risque est que les politiques (donc les électeurs, in fine) y voient une façon de se dédouaner de leurs propres responsabilités, et d’esquiver la mise en œuvre d’une tarification efficace du carbone et de ses équivalents.
Conscient de ce risque, Benoît Cœuré, alors membre du Directoire de la BCE, remarquait qu’influencer les ‘choix carbone’ des consommateurs et des producteurs ne relevait pas de la politique monétaire mais de la responsabilité politique. Il ajoutait que cela n’interdisait pas aux banques centrales de réfléchir à leur propre action (‘Monetary policy and climate change’, Berlin 2018). Pour clarifier le débat, il est utile de distinguer trois champs potentiels d’intervention ou de réaction de la BCE : la supervision des banques, la recherche économique et monétaire, et la politique monétaire proprement dite, en incluant le choix des actifs financiers qu’elle y mobilise.
Côté supervision bancaire, il faudra être patient
La supervision bancaire ne peut ignorer le changement climatique en cours puisqu’il a et aura un impact croissant sur la qualité des actifs du système bancaire, pour l’essentiel ses prêts à l’économie. Le FMI a souligné que l’approche standard des risques financiers ne reflète ni ceux, négatifs, associés au changement climatique, ni ceux, positifs, liés aux actions de décarbonation, et suggère de concevoir des stress-tests lié au climat. Le réseau des banques centrales et superviseurs financiers constitué afin de ‘verdir le système financier’, a émis six recommandations, dont les deux premières méritent d’être citées : « Intégrer les risques liés au climat dans le suivi de la stabilité financière et la supervision micro-prudentielle » ; « Intégrer les facteurs liés au développement durable dans la gestion des portefeuilles pour compte propre ». Malheureusement, au-delà d’une litanie d’appels pour une ‘finance verte’, concept passe-partout que chacun adapte à sa guise, il y a loin de la coupe aux lèvres. Ainsi, l’Autorité bancaire européenne, qui a la main haute sur la régulation des banques dans l’UE, vient de publier un ‘plan d’action’ dont la première phase sera d’analyser les risques créés par le changement climatique, l’élaboration de stress tests ne venant qu’ensuite, et un rapport complet n’étant prévu que pour juin 2021. Mieux vaut tard que jamais, bien sûr, mais, tant que le régulateur en chef n’aura pas indiqué les règles du jeu, les superviseurs, à commencer par la BCE, seront en terrain politique délicat. N’attendons donc pas trop de ce côté, à court terme du moins.
La BCE peut faire bouger les curseurs par une politique de recherche ambitieuse
La recherche économique et monétaire offre une voie plus prometteuse, puisqu’elle n’est pas contrainte par les considérations politiques. La BCE s’est constitué au cours des années une capacité de recherche économique et financière de pointe, encourageant du même coup le développement de telles capacités au sein des banques nationales, comme le montre l’exemple remarquable de la Banque de France. BCE et banques nationales se sont attelées à la tâche. Par exemple, un récent papier de recherche par Ralph de Haas et Alexander Popov (Finance and carbon emissions, ECB WP N°2318), examine la structure de financement des entreprises en relation avec l’objectif de décarbonation et parvient à la conclusion intéressante que le financement par actions est plus favorable à la décarbonation que celui par la dette bancaire, ce qui peut probablement s’expliquer par le fait que les actionnaires, souvent des fonds de pension sensibles aux thématiques environnementales et sociales, exercent une pression plus efficace sur les équipes dirigeantes que ne peuvent le faire les banques. Le gouverneur de la Banque de France a récemment annoncé que ses équipes de recherche travaillaient sur des modèles destinés à évaluer l’impact des politiques de transition, comme par exemple une tarification du carbone, à l’échelle nationale ou européenne, dans la lignée des modèles DICE (Dynamic Integrated Climate-Economy model) développés par William Nordhaus depuis les années 1990.
Il est nécessaire de passer à la vitesse supérieure, de façon à ce que, aussi rapidement que la rigueur scientifique le permet, la BCE soit en mesure d’estimer l’impact sur l’activité et les prix, non seulement du changement climatique, mais aussi d’une palette de politiques de décarbonation cohérentes avec l’objectif de neutralité que s’est fixée l’UE pour 2050. Un véritable plan de bataille serait nécessaire pour cela, car, à la différence de la modélisation macro-économétrique traditionnelle qui peut prendre la zone euro comme un seul bloc, les chocs climatiques et les politiques de décarbonation ont à la fois une dimension supranationale, comme le marché des droits à émettre du CO2 (ETS), et des dimensions nationales, comme en témoigne la cacophonie des prix du carbone pratiqués dans l’UE. Voilà un objectif à la hauteur des ambitions de Mme Lagarde : aligner les efforts de recherche de la BCE et des banques nationales en matière de lien climat-économie, lui allouer les moyens humains nécessaires et se montrer exigeant sur les résultats. Ce serait un bon moyen d’éclairer et d’être entendu des opinions publiques et des décideurs politiques.
La politique monétaire n’en peut mais, en cas de choc d’offre, même climatique
Reste la politique monétaire proprement dite –peut-elle être enrôlée au service de la lutte contre le changement climatique ? Benoit Cœuré, dans son intervention déjà citée, a bien cadré le débat. Dans la mesure où le changement climatique a des conséquences économiques et financières, la BCE est impliquée, par définition. Comme les chocs de nature climatique, qu’ils soient temporaires (sécheresse, inondations…) ou permanents (augmentation de la fréquence et/ou de l’amplitude), sont des chocs d’offre, réduisant ou augmentant l’offre de certains biens ou de facteurs de production via les migrations climatiques, ils sont difficilement traitables par la politique monétaire. Si la banque centrale peut s’accommoder d’un choc temporaire –par exemple, une augmentation temporaire des prix dus à une sécheresse exceptionnelle ne doit pas entrainer de réaction monétaire— ce n’est pas le cas d’un choc permanent. Supposons par exemple que la croissance soit durablement réduite par le changement climatique. Dans ce cas, le taux d’intérêt d’équilibre qui ancre la politique monétaire serait lui-même diminué, mais en même temps, les prix dévieraient de leur trajectoire souhaitée à un niveau d’activité plus faible qu’auparavant. La politique monétaire ne peut pas grand-chose aux chocs d’offre, climatiques ou non, comme le rappelait Jay Powell à propos de la politique commerciale de l’administration Trump.
Mais qu’en est-il du choix des actifs mobilisés pour la politique monétaire, qui sont pour l’essentiel des obligations souveraines et privées? Ne devraient-ils pas favoriser les titres de dette d’entreprises climato-responsables, et punir celles qui le sont moins ? Christine Lagarde, en appelant de ses vœux une claire nomenclature des actifs selon leur degré de responsabilité climatique par l’Union Européenne, indiquait clairement que la BCE inclurait ces éléments dans ses opérations de politique monétaire, qu’elles soient de refinancement des banques ou de bilan, à côté des critères traditionnels de liquidité et de risque. La balle est donc dans le camp politique –et c’est heureux car ce n’est pas à la BCE de définir ces critères. Lors de ses opérations de refinancement, ou de son programme d’achat d’actifs, la BCE intégrera les critères ‘verts’ dans ses choix, mais seulement pour les titres de dette privés, puisqu’il n’est pas question d’introduire des critères verts sur les dettes publiques, à notre connaissance. Le débat semble donc être clos, et, comme les actifs de la BCE sont essentiellement des titres publics (82% des actifs détenus dans le programme d’achat d’actifs, par exemple), l’impact de cette nouvelle politique sera faible, au-delà de l’effet d’annonce. Le débat semble donc être clos.
Une ‘décote verte’ sur les dettes publiques ?
L’est-il vraiment ? Christian Gollier pose souvent la question : lorsqu’un automobiliste émet 32kg de CO2 en consommant 10 litres de diesel, qui est responsable, l’entreprise qui a extrait le pétrole, le raffineur, ou le consommateur ? Un peu déplaisante, la réponse est qu’au bout du compte, c’est le consommateur final. Si l’on accepte cette analyse, le ‘verdissement’ des actifs de la BCE prend une toute autre dimension. Imposer des pénalités aux titres de dette d’une entreprise pétrolière, par exemple, ne paraît pas plus justifié que d’en exempter la dette publique d’un pays dont les résidents émettent plus de CO2 que leurs voisins. La logique de verdissement des actifs de la BCE, dans les opérations de refinancement par exemple, devrait ainsi conduire à appliquer une décote aux titres de dette de leur pays, proportionnelle aux émissions de CO2 par habitant. Soyons concrets : selon les chiffres compilés par le Global Carbon Project, en 2017, les émissions par habitant (en incluant celles des produits importés) de l’Allemagne, à 10,8 tCO2 par habitant étaient 40% supérieures à celles de l’Italie (7,7 tCO2), 52% à celles de la France (7,1) et 66% supérieures à celles de l’Espagne (6,5) ! Imaginons un bref instant qu’une telle politique de «décote verte » soit appliquée par la BCE. En augmentant le coût de financement de l’économie, elle créerait une forte incitation pour les électeurs et les gouvernements des pays les plus pollueurs à adopter de véritables politiques de réduction de leurs émissions. Ne rêvons pas trop : la voie dans cette direction se heurterait à un blocage politique total.
En conclusion, espérons que cette expérience mentale aide à réaliser que le verdissement de la finance, y compris à la source même de la liquidité, n’ira pas bien loin dans le chemin de réduction des émissions. Si l’on veut vraiment changer les comportements, les modes de production et de consommation, il faudra bien en venir à une tarification du carbone, quelle qu’en soit la source, production domestique ou importations.
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