Harris ou Trump: quelles conséquences économiques pour l’Europe? edit

10 octobre 2024

Alors que la campagne électorale américaine bat son plein, les marchés financiers s’inquiètent de la possibilité d’une récession. Certains experts vont même jusqu’à affirmer que les États-Unis y sont déjà entrés. En 1992, Bill Clinton avait attribué sa victoire contre H. W. Bush en 1992 à la récession, avec son fameux mantra de campagne, « c’est l’économie, benêt ! » Aujourd’hui, la conjoncture est nettement plus favorable qu’à l’époque et ce sont plutôt les stigmates laissés par la flambée des prix post-Covid qui pourraient influencer les votes. Pour l’Europe, où l’Allemagne est en récession pour la seconde année consécutive, la conjoncture américaine est importante, mais l’enjeu économique de ces élections est à plus long terme, en raison des ruptures qu’une victoire de Trump pourrait entraîner.

La Fed s’est-elle affolée?

La décision du Comité monétaire de la Réserve Fédérale (FOMC) de baisser ses taux directeurs de 0,5 point à 4,75% le 18 septembre fut une surprise pour les marchés, qui s’attendaient à une baisse moitié moindre. Ce geste inhabituel répondait-il à la crainte de voir l’économie s’enfoncer dans la récession, et d’un certain remords de ne pas avoir agi plus tôt ? Jay Powell s’est montré plus rassurant, indiquant que le Comité était désormais rassuré sur la baisse de l’inflation, ce qui lui permet de se concentrer sur l’autre objectif assigné à la Fed, le plein emploi. La décision de continuer à réduire le bilan de la banque centrale, une action monétaire restrictive, rend son message crédible. Il n’empêche, les spéculations de récession vont bon train. L’indice des directeurs d’achat (PMI) est repassé en dessous de 50 en avril, indiquant une conjoncture manufacturière déprimée, et la confiance des consommateurs a baissé en septembre, tout en restant nettement au-dessus du seuil censé indiquer un risque de récession. L’indicateur Sahm, du nom de son inventrice Claudia Sahm de la Réserve Fédérale de Saint Louis et qui frappe par sa simplicité (la variation du taux de chômage) s’est mis à clignoter, sans pour autant atteindre la zone réputée signaler une récession. Les économistes Pascal Michaillat et Emmanuel Saez (ce dernier étant plus connu pour ses travaux sur les inégalités que sur la conjoncture) ont même construit un indicateur de type Sahm selon lequel la récession pourrait avoir commencé au mois de mars. Cela n’a pas empêché le PIB de croitre de 3% au deuxième trimestre et le taux de chômage de baisser légèrement en septembre !

L’enquête sur la confiance des consommateurs du Conference Board mérite d’être analysée de plus près. Les ménages américains anticipent un taux d’inflation supérieur à 5%, alors que l’inflation mesurée est retombée à 2,5% en août. En fait, et bien qu’ils soient interrogés sur l’inflation, les consommateurs restent influencés par le niveau des prix qu’ils jugent encore excessif, après la bouffée d’inflation post Covid. Cette colère contre la vie chère joue contre l’administration Biden-Harris, même si la candidate Kamala Harris fait ce qu’elle peut pour s’en démarquer. On avait bien compris à la Maison Blanche que la flambée des prix, même si elle devait être rattrapée à terme par les salaires, rendait l’équipe Biden impopulaire, et c’est d’ailleurs pourquoi le plan d’investissements et de subventions pour la transition énergétique fut baptisé loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA).

Alors, récession ou pas?

Sans se risquer à un avis tranché, on peut néanmoins remarquer que l’économie américaine ne montre pas de déséquilibres dont la résolution pourrait entraîner une grave récession. Par le passé, ce sont essentiellement les excès d’endettement privé et, dans une moindre proportion, les chocs extérieurs (pétrole) ou exogènes (pandémie), qui ont déclenché de graves récessions. Or, bien que les prix immobiliers aient bondi de 55% au cours des cinq dernières années, l’endettement des ménages est en baisse presque continue depuis le pic de 2007, où il frôlait 100% du PIB selon le rapport de la BRI et fut à l’origine de la crise financière de 2008. Tombé à 72% du PIB, il n’est désormais guère éloigné de celui des ménages français (62%). Signalons toutefois qu’un élément de soutien de la conjoncture – l’excès d’épargne accumulé par les particuliers durant la pandémie – s’est asséché. On est revenu à une situation plus ordinaire : les ménages ne dépensent que ce qu’ils gagnent, ce qui dépend avant tout de la dynamique de l’emploi.

Et les entreprises ? Contrairement à un stéréotype répandu, les entreprises américaines sont relativement peu endettées. Rapportée au PIB, leur dette est tombée à 77%, en dessous de son niveau d’avant Covid, et moitié moindre que le ratio des entreprises françaises (148% du PIB). En revanche, la situation financière des administrations publiques et avant tout de l’État fédéral s’est aggravée cette année, avec un endettement atteignant 106% du PIB selon la BRI, trois points au-dessus du niveau pré-Covid. L’État fédéral n’ayant aucune peine à se financer, puisque sa dette attire aussi bien l’épargne domestique qu’étrangère à la recherche de placements sûrs et liquides, ce n’est pas de ce côté que pourrait venir une crise. Seul un refus sans compromis du Congrès de relever le plafond de la dette pourrait ébranler le statut des obligations du Trésor américain en provoquant artificiellement un défaut. On ne peut écarter ce scénario, mais il relève des affrontements politiques, pas de l’état de l’économie.

À court terme, pour l’Europe, la conjoncture US pèse plus que les élections

Pour l’Union Européenne, deuxième exportateur mondial après la Chine, le commerce mondial est un facteur de croissance majeur. Or les échanges mondiaux stagnent depuis la reprise post Covid, faute de demande de la part de la plupart des grandes zones économiques, avec une exception de taille : les États-Unis. Comparées à leurs niveau de fin 2019, avant la pandémie, les importations américaines ont augmenté de 20%, selon les statistiques du CPB, celles de la Chine de seulement 13%, alors que celles de l’Union Européenne ont baissé de 4%. Pratiquement, seule l’économie américaine tire encore le commerce mondial. Pour l’UE, la conjoncture américaine pèse donc lourd.

Les élections, du président mais aussi d’une partie du Congrès, peuvent-elles changer la donne ? À court terme, la demande d’importation des Etats-Unis dépend essentiellement de la demande intérieure, sur laquelle la politique budgétaire a une influence. Mais entre une administration démocrate et une républicaine, même trumpiste, la différence paraît ténue. Aucun des deux camps n’affiche la réduction du déficit fédéral dans ses priorités, et chacun entend bien utiliser la politique budgétaire, avec des buts opposés certes, mais une commune indifférence à sa dimension macro-économique. Trump a promis de revenir sur l’IRA, donc de couper dans les dépenses prévues pour la transition énergétique, de détricoter la réforme de l’assurance maladie (Affordable Care Act, dit Obamacare), ce qui serait restrictif, mais, d’un autre côté, il réduirait le taux de l’impôt sur les sociétés de 21% à 15%, et baisserait aussi l’imposition des revenus des retraités bénéficiant du régime de base (Social Security). Harris entend pérenniser à la fois Obamacare et l’IRA, et annonce des baisses d’impôts pour les familles à revenus modestes, y compris en élargissant la base de l’impôt « négatif » (earned income tax credit), tout en relevant le taux de l’IS à 28%. Le modèle budgétaire de l’Université de Pennsylvanie qui, à chaque élection, détaille les programmes pour en estimer l’impact sur les finances publiques et la croissance, estime que le programme Trump creuserait le déficit de 460 milliards de dollars à l’issue du mandat et celui de Harris de 220 milliards. Dans les deux cas, le déficit des administrations publiques, déjà abyssal cette année (7,6% du PIB selon l’OCDE) s’alourdirait dès 2025, ce qui est inquiétant pour les finances publiques des États-Unis mais plutôt une bonne nouvelle pour les économies européennes.

En irait-il différemment pour la politique monétaire ? Harris suivrait très probablement la ligne Obama-Biden, c’est-à-dire ne pas interférer avec les décisions de la Fed, qui devrait poursuivre sa politique de normalisation l’an prochain – baisse des taux directeurs et réduction du bilan. Trump rêve de soumettre la Banque centrale, en commençant par se débarrasser de l’homme qu’il avait mis à sa tête, Jay Powell, jugé trop rigoureux dans tous les sens du terme. S’il y parvenait, ce serait inquiétant et pourrait forcer la Fed à financer le déficit fédéral, mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Pour remettre en cause l’indépendance de la Fed et en faire un outil de la Maison Blanche, Trump aurait besoin du soutien du Congrès, ce qui est une autre paire de manches.

Protectionnisme: Trump plus fort que Harris

La rivalité stratégique avec la Chine et l’impact de la mondialisation sur la société américaine a fini par faire pencher démocrates comme républicains vers le protectionnisme. Mais Trump surpasse de très loin Harris sur ce terrain, et pas seulement par sa rhétorique incendiaire – « non seulement nous arrêterons la fuite de nos entreprises vers l’étranger, mais nous piquerons les emplois des autres pays », tonnait-il à Savannah le 24 septembre. Pratiquement, le candidat républicain s’est engagé à augmenter les droits de douanes de 10 points de pourcentage pour toutes les importations, y compris en provenance de pays avec lesquels les États-Unis ont signé des traités de libre-échange, et de 60 points pour la Chine, à qui serait également retiré le statut de « relations commerciales normales ». Pour l’Union Européenne, dont les États-Unis sont le premier marché à l’exportation avec 20% des flux sortants, le choc serait significatif, en particulier pour l’Allemagne.

La barrière érigée contre les importations chinoises, dont le coût serait finalement supporté par les consommateurs américains via une hausse des prix de détail, pourrait également avoir des conséquences défavorables au reste du monde, y compris l’Europe. Comme l’objectif assigné par Xi Jinping de domination mondiale dans une série de secteurs stratégiques, dont les semiconducteurs et la transition énergétique (panneaux solaires, batteries et véhicules électriques) a déjà abouti à des excédents de capacité considérables, les exportateurs chinois, assurés du soutien officiel, seraient fortement incités à baisser leurs prix et à viser les autres marchés, dont l’Europe. Cette pression déflationniste pourrait entrainer des réactions défensives -des hausses de tarifs douaniers – comme on le connut en 1930 après l’adoption de la loi Smoot-Hawley – ou menacer les secteurs domestiques concernés. Même si, au bout du compte, tout le monde perdrait du fait de la mise en œuvre d’une stratégie ultra-protectionniste à Washington, les Européens pourraient y perdre plus que d’autres.

En comparaison, la stratégie protectionniste d’une administration démocrate paraitrait presque inoffensive. On l’a déjà expérimenté avec Joe Biden : maintien des tarifs douaniers sur les importations chinoises, préférence commerciale en faveur de pays « amis » (que Janet Yellen nomme friend-shoring), politique de subvention massive à la transition énergétique plutôt que l’utilisation du prix du carbone comme incitation et contrainte à décarboner, qui est au cœur de la stratégie européenne. Une administration Harris reconduirait très probablement une telle politique, dont l’Europe a de bonnes raisons de se plaindre, mais qui la toucherait bien moins que l’alternative trumpiste.

Géostratégie et politiques climatiques ont aussi des conséquences économiques

La diplomatie de repli sur soi de Trump et l’annonce qu’il cédera à Poutine en cessant d’aider l’Ukraine serait également très négative pour l’Europe, confrontée au dilemme aider encore plus l’Ukraine, financièrement et militairement, ou s’aligner sur la stratégie américaine. La charge financière à assumer et les manœuvres prévisibles de Poutine s’il est de facto soutenu par Trump feraient les beaux jours des formations politiques déjà peu favorables ou opposées à l’aide à l’Ukraine, Rassemblement National et France Insoumise en France, Allianz für Deutschland et Bündnis Sahra Wagenknecht en Allemagne pour ne prendre que ces exemples.

De même, l’abandon de toute politique climatique par les États-Unis en cas de victoire de Trump, un virage encore plus radical que la politique suivie lors de sa présidence, ne pourrait que renforcer les partis climato-sceptiques d’une Europe qui se retrouverait quasiment seule dans le monde développé à poursuivre une ambitieuse stratégie de décarbonation. Convaincre les électeurs, aussi conscients qu’ils soient des risques climatiques, de payer bien plus que les Américains pour financer la transition, que ce soit par le prix croissant du carbone ou par les arbitrages budgétaires favorisant les investissements pour la transition, risque de devenir difficile.

De ce point de vue, une victoire de Harris serait certainement moins négative pour l’Europe. La poursuite du soutien à l’Ukraine, y compris financier, figure dans ses engagements, et la stratégie de décarbonation mise en œuvre par l’IRA, serait poursuivie.

L’Europe doit faire le choix de l’innovation et de la compétitivité

Quel que soit le vainqueur, les entreprises américaines continueront à investir massivement en nouvelles technologies, à commencer par l’intelligence artificielle, qu’il s’agisse de la production d’applications ou de leur usage par les entreprises. La tendance n’est pas nouvelle, mais elle ne se dément pas : la part de l’investissement en intangibles – classés « propriété intellectuelle » dans les comptes nationaux américains – par les entreprises est passée de 3,3% du PIB début 2007 à 6,3% aujourd’hui, représentant dorénavant le tiers de tout l’investissement privé, y compris immobilier. Par comparaison, les entreprises françaises, qui sont plutôt en pointe par rapport à leurs concurrentes européennes, consacrent 20% de leur investissement aux intangibles, ce qui représentait 4,7% du PIB en 2022.

Avec Trump et son nouvel allié Elon Musk, les velléités de régulation des grandes entreprises technologiques, le « Big Tech », seraient très probablement mises en sommeil, ce qui pourrait stimuler encore plus leurs investissements en IA et calcul quantique, au prix de limiter la concurrence et donc l’innovation à long terme. Avec Harris, Big Tech devrait probablement accepter une régulation plus stricte, mais, dans les deux cas, les entreprises américaines continueront de capitaliser dans ce qui est devenu l’un de leurs principaux avantages concurrentiels.

En résumé, l’Europe a beaucoup plus à perdre avec Trump qu’avec Harris, mais dans tous les cas de figure, elle doit se réformer dans le sens préconisé par Mario Draghi pour avoir une chance de ralentir son déclin.