Comment taxer le capital ? edit
La mondialisation ne nous contraint pas à réduire l'imposition des revenus du capital. Une telle politique peut cependant encourager l'épargne, mais surtout la rediriger là où elle est la plus productive. Et il y a des moyens de le faire sans aggraver les inégalités.
Est-il exact que les Etats parviennent de moins en moins bien à imposer le capital ? La lecture des chiffres sur les finances publiques publiés par l’OCDE en 2005 est très éclairante. Elle montre que les administrations publiques ne semblent pas vraiment avoir des difficultés croissantes à prélever l’impôt : les pays de l’Europe des 15 prélevaient ainsi 29% de leur PIB en 1970, 32% en 1980, 38% en 1990, et 41% en 2000.
Ces impôts pèsent-ils de moins en moins sur le capital ? La part de l’impôt sur les sociétés dans les recettes totales des pays de l’Europe des 15 fluctue entre 6 et 9% selon la conjoncture ; mais on ne décèle aucune tendance à la baisse. Cette part est un peu plus faible en France ; mais elle reste entre 5 et 6%, en 1970 comme en 2000. La part des impôts sur le patrimoine (dont l’ISF) dans les recettes totales en France a en fait augmenté régulièrement ; elle est aujourd’hui supérieure à 7%.
Les rumeurs de « fuite des assiettes fiscales » sont donc très exagérées. Si les responsables politiques français veulent continuer à imposer le capital, à un taux somme toute assez proche de la moyenne communautaire, il semble bien qu’ils puissent encore le faire sans craindre une déroute économique. Cela dit, que suggère la théorie économique ?
Il y a longtemps que des économistes dénoncent la « double taxation de l’épargne ». Supposons que Jeannot et Colin touchent tous deux un salaire de 50 000 euros par an. Il paraît raisonnable que l’impôt sur le revenu qu’ils doivent acquitter au cours de leurs vies (supposées de durées égales) soit le même. Pourtant, notre système d’imposition des revenus aboutit à un résultat bien différent si par exemple Jeannot place la moitié de son salaire auprès d’un intermédiaire financier qui lui verse un intérêt de 6% par an, tandis que Colin dépense sans compter et sans épargner.
L’impôt sur le revenu, tel qu’il existe dans la plupart des pays, taxe Colin moins durement que Jeannot : tandis que le premier ne paie l’impôt que sur son salaire, le second paie aussi un prélèvement libératoire (par exemple) sur les intérêts de 3000 euros qu’il touche chaque année. Bien sûr, Colin paie aussi la TVA sur ses achats ; mais Jeannot n’a épargné que parce qu’il comptait consommer plus tard, et lui aussi devra acquitter la TVA à ce moment-là. Le sage Jeannot est donc plus lourdement imposé que le prodigue Colin.
L’impôt sur le revenu, tel qu’il existe actuellement, décourage donc l’épargne. Mais il est parfaitement possible que cet effet soit très faible, et il pourrait très bien être bénéfique si les capitalistes sur-accumulaient, comme le pensait Marx. L’exemple ci-dessus est bien sûr simpliste, et les économistes ont beaucoup avancé dans leur compréhension de ces questions. Dans les cas les plus simples, il est en fait souhaitable de ne pas imposer les revenus du capital. Cette conclusion paraît choquante. Seule une minorité perçoit des revenus du capital non-négligeables ; renoncer à taxer le capital, n’est-ce pas une mesure antisociale ?
C’est négliger que les revenus du capital sont le produit d’une épargne passée : si Jeannot touche des dividendes, c'est souvent qu’il est le possesseur d’actions qu’il s’est procuré avec les produits de son travail. Taxer les dividendes revient à taxer indirectement les revenus du travail qui ont été épargnés ; c’est pour cela que l’on qualifie parfois l’imposition des revenus du capital de double taxation. Mais en économie comme à la chasse, il vaut mieux viser la cible directement. Si l’objectif est de réduire les inégalités, il est préférable d’agir directement sur les sources des inégalités, soit les revenus du travail dans leur ensemble, plutôt que de surtaxer la (petite) portion qui est épargnée.
Jeannot peut aussi avoir hérité ses actions de ses parents. Deux cas de figure se présentent alors. Dans le premier, les parents de Jeannot ont soigneusement planifié leur succession, si bien que la somme que Jeannot a héritée d'eux correspond exactement à ce qu'ils voulaient lui laisser. Le raisonnement est alors le même : si les parents de Jeannot savent que ses revenus du capital seront imposés, ils seront moins incités à épargner afin de lui laisser un héritage. La différence est toutefois qu'une composante importante de chaque héritage est « accidentelle » : nous accumulons tous une épargne que nous n’aurons pas le loisir de dépenser – « you can't take it with you », comme dans le film de Frank Capra ; j'y reviendrai.
Tout bien considéré, il n’existe pas à mon sens d’argument solide pour justifier une imposition des revenus du capital à un taux comparable à celui de l’impôt sur les revenus du travail. Les travaux les plus récents montrent qu’il peut être souhaitable de taxer certains revenus du capital, mais aussi d'en subventionner d'autres, par une imposition négative en quelque sorte. Si Mme Martin a inventé un vaccin contre le Sida, elle va contribuer au bien-être de l’humanité très au-delà des profits qu’elle pourra obtenir en exploitant le brevet du vaccin pendant une durée limitée. Ces droits constituent des revenus du capital (de la propriété intellectuelle en l’occurrence). Il ne serait pas complètement déraisonnable de promettre à Mme Martin une rémunération accrue pour son brevet, afin de stimuler ses efforts de recherche.
Tous les capitalistes n’inventent pas un vaccin contre le Sida, c’est entendu. Dans le fatras hétérogène que nous avons pris la mauvaise habitude d’appeler « les revenus du capital », il y a ceux qui devraient être imposés, certes, mais aussi ceux qui devraient être subventionnés. La France possède déjà, comme d’ailleurs les autres pays développés, un système d’imposition des revenus complexe et qui favorise certains types de placements. C’est sans doute là que se situe le vrai enjeu du débat.
Si on réduisait par exemple le taux d’imposition des revenus du capital à zéro, quelle que soit leur provenance, alors les Français investiraient sans doute plus. Mais les résultats des simulations menées aux Etats-Unis concordent assez largement : comme on devrait compenser le manque à gagner par un taux d’imposition des revenus du travail plus élevé, le gain à attendre d’une telle réforme ne dépasserait sans doute pas deux pour cent du PIB. Ce n’est pas négligeable ; mais je ne suis pas certain que des gains aussi modestes justifient une réforme d’une telle envergure.
En revanche, l’enchevêtrement des mesures fiscales particulières en ce domaine est vraiment étonnant. Certaines relèvent clairement du besoin qu’une majorité a pu avoir de s’assurer le soutien du député X à l’instant t. D’autres s’appuient sur des arguments « économiques »assez douteux. En tant qu’économiste, je serais bien sûr ravi de voir se construire un système d’imposition (ou de subvention) des revenus du capital fondé sur une analyse poussée des avantages sociaux de différents types de placements. Mais l’expérience montre qu’une fois cette porte ouverte, les groupes de pression obtiendront une multitude d’exemptions en faveur de leurs mandants. Il me paraît préférable de fixer un taux uniforme, assez bas.
Reste la question politique la plus brûlante : réduire la fiscalité du capital, ne serait-ce pas redistribuer les revenus à l’envers, des Français peu aisés vers les plus riches, qui perçoivent une part beaucoup plus importante des revenus du capital ? En fait, on peut parfaitement reporter sur l’imposition des revenus du travail la progressivité que l’on aura perdue par la réduction de l’imposition du capital. Il est probable que l’optimisation fiscale bénéficie actuellement plus aux riches qu’aux Français moyens.
Enfin, il reste l’imposition des successions. Ma conviction est qu'une part importante de leur montant est « accidentelle », pour reprendre la terminologie que j'ai utilisée plus haut. Si on pouvait créer un « impôt sur les successions accidentelles », il découragerait peu l’épargne. Par ailleurs, les personnes sont moins mobiles que le « capital ». L'impôt sur les successions peut donc être une bonne façon de redistribuer les richesses. On pourrait par exemple soumettre les donations entre vifs au régime commun d'imposition du capital – sans aller jusqu'à les exempter de toute imposition – mais alourdir la fiscalité sur les successions au décès, et surtout la rendre plus progressive.
Les Français répugnent à toute augmentation de la fiscalité des successions, alors même que bien peu d’entre eux y seraient soumis, au-delà d’un prélèvement symbolique. Il est regrettable que les réformes récentes se contentent d’en prendre acte, sans ouvrir un débat sur cette question.
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