Et l’Afghanistan? edit
La guerre en Syrie qui dure depuis cinq ans et a fait plus de 250 000 victimes a relégué au deuxième plan de l’intérêt international le conflit en Afghanistan. Or si celui-ci a baissé en intensité, la situation est loin d’être stabilisée. À tel point qu’après plus de quatorze ans de présence militaire internationale, les taliban n’ont pas rendu les armes et continuent de s’attaquer aux institutions afghanes et aux soldats étrangers qui se trouvent encore dans le pays.
La force internationale a certes considérablement réduit ses effectifs mais les Américains, qui devaient rester en Afghanistan seulement en tant que conseillers et formateurs de l’armée afghane, à l’instar de leurs alliés de l’OTAN, vont y maintenir près de 10 000 hommes pour au moins un an encore. Barack Obama a reconnu que les forces afghanes n’étaient « pas encore assez fortes » pour faire face aux attaques des taliban. Des attentats ont lieu régulièrement dans la capitale Kaboul. Un soldat américain a été tué, il y a quelques jours, dans le Helmand, une province du sud-ouest du pays, place-forte des taliban, où l’autorité du gouvernement central ne s’exerce que sporadiquement. En septembre 2015, les taliban ont réussi à prendre le contrôle, pendant quelques jours, de la grande ville de Kunduz, cinquième ville d’Afghanistan, un nœud stratégique dans le nord-est. C’était la plus grande victoire militaire des taliban depuis 2001, date de l’intervention internationale qui a fait suite aux attentats du 11-Septembre à New-York et Washington.
La faiblesse des institutions étatiques et les rivalités au sein du gouvernement ne contribuent pas à une stabilisation de la situation. Le président Ashraf Ghani, soutenu par les Pachtouns, qui représentent 42% de la population d’Afghanistan, et le Premier ministre, Abdullah Abdullah, proche des Tadjiks du nord, se partagent difficilement le pouvoir après une élection présidentielle contestée où chacun a la victoire. La division entre les deux chefs se retrouve à tous les échelons de l’administration, centrale et locale, ainsi que dans la chaine de commandement militaire, ce qui ne facilite pas la coordination de la lutte contre les taliban. Aussi longtemps que les Américains sont présents militairement en Afghanistan, « les étudiants en théologie » ont peu de chances de s’emparer du pouvoir central mais ils peuvent continuer à empêcher une solution durable du conflit.
La situation est encore aggravée par une crise économique provoquée à la fois par l’absence de sécurité et par le départ des plus gros contingents de la force internationale (jusqu’à 140 000 soldats de l’ISAF) qui apportait une manne artificielle. La crise économique encourage l’émigration des éléments les mieux formés de la population afghane, qui viennent grossir le flot des réfugiés en Europe.
Pour tenter de mieux comprendre, rien ne vaut un retour sur les trois décennies de guerre qui ensanglantent l’Afghanistan. C’est ce que propose le livre de Micheline Centlivres-Demont, anthropologue suisse, qui parcourt avec son mari Pierre Centlivres, l’Iran et l’Afghanistan depuis les années 1960 : Afghanistan, Identity, Society ans Politics since 1980 (éditions I.B. Tauris, Londres). Micheline Centlivres-Dumont publie régulièrement un petit bulletin, « Afghanistan Info », auquel collaborent les meilleurs spécialistes, afghans et étrangers, de la région. À l’origine le bulletin avait pour but d’attirer l’attention et de soutenir l’intérêt de la presse et des politiques. Les articles, brefs et incisifs, écrits par des historiens, politologues, sociologues, etc., vont au-delà. Ils composent un tableau de « l’évolution de la crise afghane et une réévaluation de sa nature et de ses causes comme de son avenir » (Micheline Centlivres-Demont). C’est un recueil de ces articles que propose le livre publié sous sa direction, comme « tribut au pays et à son peuple ». Ils vont du coup d’Etat communiste contre le président Daoud en 1978, suivi de l’invasion soviétique, à l’élection présidentielle de 2014.
Dans sa préface, Olivier Roy analyse l’interaction des conflits internes et des interventions extérieures qui ont plongé l’Afghanistan dans le chaos. Il distingue la succession de trois guerres civiles, provoquées par un mélange complexe de facteurs, idéologiques, religieux, ethniques et tribaux. Chacun de ces facteurs est connecté et manipulé par des puissances extérieures qui ont transformé l’Afghanistan en terrain d’affrontement direct ou indirect. Le pays et sa population sont tour à tour pris en otages par la rivalité est-ouest de la guerre froide, par l’opposition entre l’Inde et le Pakistan, par la radicalisation de l’islam et par la « guerre contre la terreur » décrétée par les Etats-Unis sous la présidence de George W. Bush. D’autre part, l’Afghanistan était devenu une « rampe de lancement » pour les organisations non-gouvernementales, qui ont accédé au statut d’acteurs influents du système international. Pour les militants de gauche en Europe, souligne Olivier Roy, la résistance afghane à l’URSS est apparue comme un nouvel avatar de la lutte anti-impérialiste, « cette fois sous la bannière verte de l’islam en lieu et place du drapeau rouge ». Comme nous l’avait dit à l’époque Pierre Centlivres sous une forme volontairement provocatrice, « les ONG ont plus besoin de l’Afghanistan que l’Afghanistan des ONG ».
Mais le principal effet de la première guerre en Afghanistan, la guerre soviétique, est sa contribution à la chute du communisme international. Sur le plan matériel elle a épuisé les ressources de l’URSS. Politiquement, elle a montré qu’une direction soviétique paralysée par la gérontocratie cherchait le salut dans une fuite en avant désespérée. Symboliquement, elle a démasqué l’illusion sur laquelle vivait le soviétisme, à savoir que le socialisme était « irréversible ».
La deuxième conséquence de la guerre d’Afghanistan, explique Olivier Roy, est la montée de l’islamisme dans le monde musulman. L’Afghanistan a attiré des militants d’autres pays qui se sont formés dans les combats contre les Soviétiques et qui sont souvent retournés chez eux pour y mener une guerre sainte, tels les « Afghans » des groupes islamistes en Algérie dans les années 1990.
La deuxième guerre est la guerre des taliban contre le gouvernement afghan qui avait survécu au départ des Soviétiques à l’initiative de Mikhaïl Gorbatchev en 1989. Olivier Roy rappelle que les Américains avaient salué la victoire des « étudiants en théologie » en 1996 mais que ceux-ci avaient choqué les Occidentaux par le traitement réservé aux femmes. La troisième guerre a été provoquée par les attaques du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center à New York et contre le Pentagone à Washington. Responsable des attentats, Oussama Ben Laden se trouvait en Afghanistan – mais pas dans une région tenue par les taliban. Il a attiré la foudre américaine et internationale bien que le véritable objectif de l’administration Bush ait sans doute déjà été l’Irak de Saddam Hussein.
Après plus de quatorze ans de présence internationale, l’Afghanistan est renvoyé à la case départ. Le « nation building » a largement échoué. « Le seul espoir, écrit Olivier Roy, est la neutralisation des facteurs externes, laissant les Afghans à eux-mêmes. » N’est-ce pas un vœu pieux alors que tous les pouvoirs régionaux, Iran, Pakistan, Chine, Inde…, veulent avoir leur mot à dire, sans parler des grandes puissances ? Cette recommandation fait toutefois écho à la position de certains experts du Moyen-Orient qui pensent que moins les acteurs extérieurs à la région se mêleront de la guerre en Syrie et de la lutte contre l’État islamique, mieux cela vaudra. Que la prétention à dicter une solution est à la fois dangereuse et vaine.
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