Les États-Unis vont-ils se désintéresser du Proche-Orient ? edit
Alors que les Nations unies s’apprêtent à voter en faveur de la reconnaissance d’État palestinien doté d’un statut d’observateur, une forme d’évidence stratégique semble vouloir s’imposer : les États-Unis seraient en train de se libérer de leur dépendance énergétique vis-à-vis du Proche-Orient, entraînant leur retrait politique de cette région du monde. Ainsi se trouverait conforté le basculement de leur stratégie vers l’Asie : le fameux pivot. Cette vérité d’évidence, qui a pour avantage d’être intuitivement juste, mérite néanmoins d’être sérieusement revisitée.
D’une part, parce que le Moyen-Orient est amené à voir s’accroître son rôle dans la géopolitique mondiale de l’énergie dans les prochaines décennies, et que l’on voit assez mal dans ces conditions comment une superpuissance comme les États-Unis pourrait subitement s’en désintéresser. D’autre part parce que quand bien même leur dépendance énergétique est un élément essentiel de leur politique étrangère, il est loin d’en constituer le seul paramètre dans la région. La sécurité d’Israël ou la volonté de contenir l’Iran sont tout aussi essentiels.
L’Amérique dévoreuse d’énergie n’a cessé d’être dépendante des marchés mondiaux. En 2005 ses importations d’énergie représentaient 60 % de sa consommation. Depuis cette date, cette part décline néanmoins et la tendance devrait aller en s’accentuant. En 2020, les États-Unis devraient devenir autosuffisants et dix ans plus tard redevenir exportateurs de pétrole.
Politiquement, cette nouvelle donne conférerait aux États-Unis trois énormes avantages. Elle accentuerait leur compétitivité économique notamment face à l’Europe en raison de la baisse des coûts induits par l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels. Elle réduirait leur vulnérabilité par rapport au monde arabe aux prises avec des convulsions croissantes. Elle placerait enfin le principal concurrent stratégique des États-Unis qu’est désormais la Chine dans une position de vulnérabilité plus grande compte tenu de sa dépendance énergétique croissante vis-à-vis du Moyen-Orient. Autrement dit, le Moyen-Orient deviendrait moins central dans l’équation de la sécurité américaine alors qu’il irait en augmentant pour la Chine qui se trouverait ainsi placée dans une situation de plus grande vulnérabilité stratégique.
Ces données doivent naturellement être prises au sérieux. Mais il ne faut pas pour autant en tirer des conséquences mécaniques. En effet, il paraît difficile d’imaginer que les États-Unis se désintéressent d’une région du monde dont l’importance énergétique globale va s’accroître considérablement au cours des prochaines décennies. En effet, d’ici moins de 15 ans, les pays de l’OPEP représenteront 50 % de la production mondiale contre 42 % seulement aujourd’hui. De surcroît, au cœur de ce Moyen-Orient, un pays a toutes les chances d’en devenir la charnière centrale : c’est l’Irak. Comment donc se désintéresser d’un pays qui deviendra dans une dizaine d’années le deuxième exportateur mondial de pétrole, qui disposera chaque année de 200 milliards de dollars de revenus pétroliers, qui est plus que jamais dominé par un pouvoir chiite de plus en plus autoritaire adossé au régime de Téhéran et qui par la force des choses constitue une menace géopolitique pour trois alliés régionaux des États-Unis, l’Arabie Saoudite, la Turquie et Israël ?
Certes ceci ne préfigure naturellement pas de nouvelles interventions militaires américaines dans la région. Elles ont eu des conséquences très néfastes. Mais on voit en revanche mal comment les États-Unis pourraient s’en désintéresser. Cette hypothèse paraît d’autant plus absurde que la crise nucléaire iranienne est loin d’être réglée, que la crise syrienne ravive la fracture entre le monde chiite et le monde sunnite à travers la tension croissante entre la Turquie et l’Iran, et que le président Obama lui-même a été contraint de consacrer lors de son dernier séjour en Asie beaucoup de temps à tenter de dégager avec l’Égypte une solution provisoire au conflit entre Israël et le Hamas à Gaza. Le voyage de Mme Clinton au Moyen-Orient, alors qu’elle se trouvait en Asie aux côtés du président Obama, montre symboliquement que le Moyen-Orient rattrapera toujours les États-Unis. Il les rattrapera d’autant plus que contrairement à ce que l’on pourrait penser le facteur pétrolier n’a jamais été la seule variable la politique américaine dans la région.
Si ce facteur avait été surdéterminant dans la politique américaine, on ne comprendrait pas pourquoi celle-ci aurait depuis 50 ans été construite sur la base d’une relation exceptionnelle avec Israël alors que l’on sait que ces relations portent atteinte aux intérêts américains dans le monde arabe. Au moment le plus fort de leur dépendance énergétique vis-à-vis du Moyen-Orient, les États-Unis ont rarement altéré leur politique de soutien à Israël. Le seul contre-exemple est la pression très forte exercée par Washington sur Israël pour aller à la conférence de Madrid au lendemain de la première guerre du Golfe. Mais il ne faut par exemple pas perdre de vue que même en 1973, les États-Unis ont été beaucoup moins affectés que l’Europe par l’embargo pétrolier, alors qu’ils étaient censés en être les principales victimes. Cet embargo a en définitive débouché sur un renforcement de leur position dans la région après que l’Égypte a définitivement basculé dans leur camp au lendemain de la guerre de 1973.
Un dernier facteur rend peu probable un retrait américain de la région : il tient au renforcement considérable de l’intérêt de la Chine pour cette région à mesure que sa dépendance énergétique vis-à-vis d’elle augmentera. Les États-Unis auront forcément pour souci d’assurer la sécurité des routes d’approvisionnement entre le Moyen-Orient et l’Asie compte tenu de la forte dépendance énergétique de leurs alliés asiatiques aux prises avec des conflits avec Beijing.
Pour autant, si l’hypothèse d’un retrait américain du Proche-Orient paraît bien improbable, il faut bien admettre que la nouvelle donne énergétique ne restera pas sans conséquences. Selon toute vraisemblance, la réduction de la vulnérabilité énergétique américaine vis-à-vis du Proche-Orient rendra leur engagement dans cette partie du monde plus distanciée, moins fébrile, voire plus cynique. Leur implication dans le règlement du conflit israélo-palestinien a de fortes chances de se limiter à la volonté de maintenir le statu quo et non de le modifier. Cela d’une certaine manière peut arranger Washington qui sur ce plan n’est guère parvenu à obtenir grand-chose et qui n’a pas forcément d’idées sur la manière de parvenir à un règlement définitif du conflit israélo-palestinien.
C’est la raison pour laquelle l’hypothèse stratégique d’un retrait américain n’inquiète pas outre mesure Israël qui, à tort ou à raison, semble se satisfaire du statu quo. Mais c’est là un calcul à courte vue. Le potentiel conflictuel du Moyen Orient demeure phénoménal. Et croire que les États-Unis pourront choisir leurs zones de prédilection est assez illusoire. Ceux qui plaident pour un désengagement américain du Proche-Orient le font à dessein : ils se satisfont d’un statu quo régional, les mêmes qui il y a dix ans plaidaient pour une intervention en Irak au nom de l’impossibilité de maintenir le statu quo dans la région.
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