Marine Le Pen ou l’extériorisation du mal edit
Les succès actuels du FN ne s’expliquent pas simplement par une progression dans l’électorat de ceux qui se seraient laissé séduire par le « côté obscur de la force ». Ils résultent pour une grande part de la stratégie initiée par Marine Le Pen qui a su modifier le discours du parti que lui a légué son père pour construire une offre politique nouvelle.
Dans l’ensemble des sociétés d’Europe de l’Ouest, le clivage gauche-droite s’est atténué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier en ce qui concerne la politique économique et sociale. Mais de nouveaux clivages sont apparus concernant l’attitude à l’égard des immigrés et l’attitude à l’égard de l’Europe, c’est-à-dire l’attitude à l’égard de l’étranger. Par rapport à cette situation générale la France connaît une spécificité supplémentaire : elle souffre d’un chômage structurel qui mine la confiance de la population dans ses dirigeants. Les remèdes qu’il faudrait apporter à cette situation sont connus de longue date : réduction des dépenses publiques, réforme du marché du travail et allègement du corset des réglementations qui entravent l’activité économique. Mais la tradition étatiste française jointe à la résistance des multiples intérêts organisés tend à dénoncer ces réformes comme illégitimes. Depuis vingt ans, la droite comme la gauche se sont montrées impuissantes à les réaliser, accroissant ainsi le sentiment de défiance de la population, qui attend de ses gouvernants une amélioration de la situation économique mais qui ne dispose pas pour autant d’une perception claire des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.
Le vote FN a naturellement partie liée avec la présence de l’immigration d’origine africaine et moyen-orientale. Tous les pays d’Europe où l’immigration s’est développée ont vu l’apparition de partis plus ou moins xénophobes. Mais dans le vaste complexe des attitudes anti-islam ou anti-immigrés il est nécessaire de distinguer trois dimensions différentes.
La première est celle de la xénophobie au sens strict, c’est-à-dire l’hostilité aux membres de la population immigrée. Depuis plusieurs décennies celle-ci est à l’évidence en recul. Les relations interindividuelles entre Français d’origine européenne et Français d’origine africaine ou moyen-orientale évoluent plus vers la pacification que vers le conflit. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher les raisons des succès lepénistes.
La seconde dimension est celle de l’immigration comme enjeu du débat politique. Depuis le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy en 2010 cet enjeu a pris une place de plus en plus importante dans le discours politique. Dans l’espoir de faire barrage à la concurrence du FN de nombreux acteurs politiques se sont mis à tenir sur ce thème des discours proches de celui du FN. Selon un mécanisme maintes fois observé, la présence récurrente de ce thème dans les discours politiques trouve son écho dans les résultats des sondages où les opinions « anti-immigrés » ont effectivement considérablement augmenté au cours des cinq dernières années. Il s’en faut cependant de beaucoup que tous ceux qui donnent dans les sondages des réponses que l’on peut qualifier d’« anti-immigrés » soient des électeurs du FN.
La troisième dimension est naturellement celle de la crainte du terrorisme islamiste. Ici encore cette crainte, largement partagée, n’est nullement spécifique des électeurs frontistes.
S’il est vrai qu’un certain degré d’hostilité aux « immigrés » est une condition nécessaire au vote FN – les tenants des valeurs d’humanisme et de tolérance ne votent en aucun cas pour ce parti – les évolutions du vote FN ne sont pas indexées sur l’évolution des opinions à l’égard des immigrés telles que les traduisent les sondages. C’est bien plutôt du côté de la nouvelle offre politique élaborée par Marine Le Pen qu’il faut chercher les raisons de l’actuel essor électoral du FN.
La nouvelle stratégie de Marine Le Pen
Le discours idéologique de Jean-Marie Le Pen reposait sur quelques piliers : islamophobie, antisémitisme, appel aux valeurs traditionnelles, et libéralisme économique. Rapidement ce discours a rencontré le succès auprès des milieux populaires. Mais deux éléments freinaient le FN de Jean-Marie Le Pen dans son ascension : son antisémitisme, d’autant plus rejeté par une partie croissante de la population française qu’il était associé aux souvenirs du nazisme ; et son programme économique qui n’avait rien pour séduire les catégories populaires.
Arrivant à la présidence du FN en 2011, Marine Le Pen change deux des éléments du discours idéologique de son père. Premier changement : elle entreprend d’éradiquer l’antisémitisme dans le discours du FN et sanctionne les membres de son parti qui s’y laissent aller (ce qui n’empêche pas l’antisémitisme de rester élevé parmi les militants et les sympathisants du FN). Alors que les références à l’antisémitisme et au nazisme faisaient apparaître le FN paternel comme porteur de valeurs contraires à celles de la République, elle lève ainsi un des blocages qui s’opposait à sa progression. Argumenter que la « dédiabolisation » n’est qu’une apparence et que le FN reste antisémite dans son essence est de peu d’effet. Aux yeux d’une frange nouvelle d’électeurs un verrou a sauté : le vote FN n’est plus scandaleux.
Second changement fondamental : elle remplace le libéralisme économique par la dénonciation des conséquences économiques et sociales de la mondialisation et de l’appartenance de la France à l’Union Européenne. Par ce second changement, elle installe son discours sur un autre axe que l’axe droite-gauche. Pour la droite, l’ennemi c’est l’étatisme. Pour la gauche, c’est le libéralisme. Dans le nouveau discours idéologique de Marine Le Pen l’ennemi n’est ni le libéralisme ni l’étatisme, mais l’extérieur.
L’ennemi, c’est ce qui provient de l’extérieur du cadre de vie habituel, sanctionné par l’histoire, à savoir la nation. Ce faisant, Marine Le Pen plonge dans un vieux fond anthropologique qui tend à considérer le groupe d’appartenance, tribal, régional ou national, comme l’expression de l’ordre naturel des choses et à considérer tout ce qui provient de l’extérieur comme inférieur et porteur de dangers. Elle donne ainsi une grande cohérence à son discours en désignant l’extérieur comme responsable du mal aussi bien dans le domaine des questions de société que dans celui des problèmes économiques. Et elle produit un discours bien adapté aux électeurs des milieux populaires, sa cible électorale la plus importante. Contrairement à la droite ou à la gauche qui, chacune à leur manière, tiennent un discours de changement social, le discours de Marine Le Pen se réduit à un discours de conservation de l’ordre ancien. Tout fonctionnait bien dans un passé récent idéalisé. Tout fonctionne mal désormais dans une France envahie par les immigrés et les économies étrangères.
On mesure quelle force régressive constitue le FN, qui est à la fois une force de protestation mais aussi une force de refus du changement, à la manière d’un malade qui voudrait qu’on le guérisse de sa tumeur tout en refusant qu’on l’opère. Si, contre le FN et une partie de la droite, il est nécessaire de réaffirmer les valeurs d’humanisme et de tolérance, il faut en même temps être conscient que le rappel aux valeurs ne suffira pas à faire reculer le FN. Ce n’est qu’en mettant en œuvre les réformes nécessaires à la lutte contre le chômage structurel que l’on obtiendra les résultats économiques que la population attend. Devant la menace de désordre politique et de blocage social que représente le FN, la sagesse ne serait-elle pas pour le PS et l’UMP d’assumer leurs convergences et de former une grande coalition qui leur permettrait de faire adopter ensemble les réformes dont la France a besoin ?
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