Les morts doivent-ils gouverner les vivants ? edit
Aucun des pays postcommunistes ne propose aujourd'hui de consensus sur la clôture définitive du passé communiste. Bien au contraire, on a l'impression qu'avec le temps son importance dans la vie politique s'accentue au prétexte que ses conséquences morales et sociopolitiques n'ont pas été enrayées. Jusqu'où faut-il aller ? La mémoire des morts doit-elle gouverner les vivants ?
Dans certains cas (Tchécoslovaquie, puis République tchèque, ex-RDA), la judiciarisation a été précoce et rapide, des lois ont été promulguées et des dispositifs institutionnels ont été mis en place. Et pourtant les règlements de comptes mémoriels se poursuivent. En République tchèque vient d’être votée une loi pour l’instauration d’un Institut d’étude des totalitarismes coiffé par le ministère de l’Intérieur (sic !). Les Polonais, les Bulgares, les Roumains, les Slovaques, chacun à sa façon, magnifient l’exemple allemand du traitement immédiat du passé des persécutions policières, par la loi de 1991. Or, en Allemagne, où l’on prévoyait une extinction des procédures légales après 15 années d’accès aux archives (fin 1996), les délais ont été repoussés.
En réalité, solder le passé du régime communiste au nom d’un assainissement démocratique relève souvent d’un présupposé normatif – à tel point que pour certains acteurs politiques les plus zélés, affirmer la volonté d’en finir avec les séquelles immorales du communisme fait partie d’une rhétorique nécessaire pour légitimer l’objectif opposé : faire durer aussi longtemps que possible le gisement mémoriel en état d’exploitation, car la menace des « révélations » garantit à ces acteurs un avantageux positionnement sur la scène partisane. Les archives peu ou prou accessibles matérialisent le soupçon, savamment entretenu, d’un potentiel inépuisable de preuves cachées de l’existence et du maintien de l’ennemi. Les fuites, plus ou moins organisées, font croire à de l’obstruction faite à la justice réparatrice.
La forme des commissions Vérité et Réconciliation, qui se sont répandues sur plusieurs continents, n’a pas été imitée en Europe postcommuniste. La raison en est que l’idée même de réconciliation avec les cadres du régime communiste n’intéressait pas les nouveaux partis politiques de droite qui se sont formés dans la contestation de l’entente et du compromis des révolutions négociées.
C’est donc le célèbre Office dirigé par l’ancien dissident, le pasteur Joachim Gauck, et maintenant par Marianne Birthler, qui sert de référence. Il offre l’accès libre de chacun à son dossier constitué par la Stasi. On oublie trop souvent que la manière de traiter le passé est-allemand n’est pas assimilable à d’autres contextes. Plusieurs hommes politiques de premier plan ont été démasqués comme collaborateurs de la police politique, sans que cela nuise à leur carrière politique. Par ailleurs, l’échange des élites a été possible du fait de la réunification : au lieu de les décommuniser on a simplement remplacé les fonctionnaires de l’Allemagne de l’Est par des Allemands de l’Ouest. Enfin, lorsque a éclaté l’affaire des financements occultes de la CDU pour lesquels le chancelier Helmut Kohl a refusé de donner des noms, les dossiers de la Stasi auraient pu faire progresser l’enquête mais tous les partis politiques allemands se sont opposés à cette solution.
Très vite les autres pays de l’Europe postcommuniste ont dû se tourner vers des solutions moins ambitieuses que l’Office Gauck – qui est doté d’un budget annuel de 100 millions d’euros et emploie 2200 fonctionnaires pour 160 kms de dossiers.
Certains de ces pays ont permis un accès entièrement libre aux archives (la Slovaquie, l’Estonie, la Lettonie, la Roumanie, en principe la Bulgarie), d’autres en ont limité l’accès aux victimes du régime, aux chercheurs, aux journalistes, aux magistrats. Tous se sont doté d’institutions où sont entreposées ces archives. Elles se penchent sur les deux totalitarismes, les archives datent de l’avant-guerre et vont jusqu’en 1990. Dans certains pays les listes (parfois contestées) des collaborateurs de la police peuvent être consultées sur Internet (en Slovaquie sur le site de l’Institut de la mémoire de la Nation, en République tchèque sur le site des archives du ministère de l’Intérieur). Des listes circulent aussi sans l’aval des institutions, comme en République tchèque pour contester et compléter la liste officielle, en Pologne déjà par deux fois, en 1992 et en 2005, pour faire pression sur les acteurs institutionnels et accélérer les procédures de dévoilement des agents. Il en va de même en Hongrie.
Hélas on se trompe souvent de cible. Plusieurs plaintes de personnes injustement accusées de collaboration ont été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, parfois avec succès. Des rumeurs courent sur les anciens agents qui feraient chanter leurs victimes d’hier. Le principe de recrutement des historiens et des archivistes pour les instituts est intéressant puisqu’on a préféré aux spécialistes de l’ancienne génération, ayant vécu dans le régime communiste, des jeunes chercheurs qui n’auraient pas de préjugés affectifs. Il sont investis d’un rôle d’instructeur à charge, peu sensibles à la complexité des dossiers. Certains jouent le jeu des partis dont ils sont proches, en aidant à la lustration des ennemis politiques et en distillant des soupçons afin de compromettre des personnalités d’autres options politiques. On a ainsi suggéré que parce que le héros de l’opposition politique polonaise, Jacek Kuron, a eu des entretiens avec ses officiers traitants, il était en passe de s’entendre avec le régime communiste. En fait, ces instituts deviennent des instruments de compétition politique entre des mains indélicates. D’autant que ses employés cumulent plusieurs fonctions, de classification, d’instruction à charge, d’évaluation des individus ayant besoin d’un feu vert pour occuper certaines positions administratives.
Ainsi, la science historique est-elle amenée à jouer le rôle d’auxiliaire du droit pénal. Une telle variante du métier d’historien séduit certains médias qui valorisent la figure de l’historien-juge, celui qui devant les caméras sort les dossiers pour accuser. Ils l’apprécient d’autant plus qu’il s’aligne sur leurs questions (qui a donné l’ordre, qui l’a ratifié, pourquoi les criminels n’ont-ils pas été punis ?) en oubliant les précautions d’usage. Personne n’a trouvé de recette idéale. La question reste entière : que faire pour apurer le passé communiste et éviter en même temps que les morts ne gouvernent les vivants ?
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