Russie-Ukraine: vrais et faux enjeux edit
Chaque Saint-Sylvestre depuis 2005, les négociateurs ukrainiens en charge des relations énergétiques avec la Russie attendent minuit avec anxiété. Cette année, comme en 2006, les approvisionnements russes sont stoppés. La crise géorgienne et la solidarité ukrainienne pour Tbilissi n’ont pas facilité les rapports bilatéraux entre les deux voisins. Mais la précipitation et l’approximation diplomatique de décembre à Kiev expliquent en grande partie le scénario actuel. Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il faut s’attacher aux stratégies des différents acteurs.
Au centre du schéma figure une compagnie installée en Suisse, RosUkrEnergo, détenue à 50% par des sociétés écran contrôlées par Gazprom, à 45% par Dmitri Firtash, un homme d’affaires ukrainien déjà impliqué dans des sociétés de trading gazier (entre le Turkménistan et la Pologne) et 5% par Ivan Fursin, l’un de ses associés de longue date. RosUkrEnergo est au cœur d’un mécanisme complexe reposant globalement sur deux éléments : l’achat de gaz centrasiatique moins cher et la participation de Gazprom à 50% au sein de la société suisse, permettait ainsi à Gazprom et à ses responsables d’être payés deux fois ; il finance également des personnalités d’Ukraine non clairement identifiées. Se pose alors la question de son rôle et de sa place au sein de la scène politique ukrainienne. Beaucoup d’analystes ont surestimé son importance. La crise actuelle ne se limite nullement à un processus d’intéressements financiers.
De manière paradoxale, en 2008, la négociation énergétique entre l’Ukraine et la Russie paraît avoir plutôt bien commencé. Le 2 octobre, à Novo-Ogaryovo, le Premier ministre russe Vladimir Poutine reçoit son homologue ukrainienne Ioulia Tymochenko. Tous deux s’accordent sur un mémorandum prévoyant une augmentation progressive, sur trois ans, du prix du gaz russe livré en Ukraine dans des proportions devant satisfaire chacune des parties. Au terme de cette période de transition, l’Ukraine aurait à acquitter une somme correspondante au niveau du marché mais pourrait relever sensiblement le tarif sur le transit des hydrocarbures en provenance de Russie. Il est précisé alors que cet accord s’appliquerait le 1er janvier 2009, si à cette date, la compagnie nationale ukrainienne, Naftogaz, avait payé ses arriérés et les pénalités afférentes pour 2008, soit environ 2,1 milliards de dollars. Il est ajouté enfin que Naftogaz aurait à traiter directement désormais avec Gazprom et n’aurait donc plus à passer par l’intermédiaire de RosUkrEnergo. Ioulia Tymochenko peut rentrer à Kiev satisfaite. Elle s’est assurée de la bonne volonté des autorités de Russie, qui paraissent a priori disposées à un compromis, et elle a obtenu l’éviction de RosUkrEnergo du marché ukrainien, ce qui est l’un de ses objectifs politiques depuis plusieurs mois.
Le 8 octobre cependant, constatant le blocage du pouvoir législatif qui ne fait que reproduire l’hostilité croissante entre les deux têtes de l’exécutif ukrainien, le président Iouchenko annonce la dissolution du Parlement. Dans un premier temps, les élections sont planifiées pour le 7 décembre puis reportées au printemps 2009, en raison de difficultés financières et de nouveaux obstacles parlementaires. Il s’ouvre donc à Kiev une période d’instabilité politique, qui voit s’affronter les deux anciens alliés de la coalition Orange, sous l’arbitrage décisif du Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch. Or c’est au même moment que les autorités d’Ukraine doivent solder la dette gazière pour l’année en cours et fixer le futur prix du gaz, conformément à l’accord passé à Novo-Ogaryovo.
Il est logique, dans un tel contexte, que cette affaire fasse l’objet de stratégies divergentes. D’autant que des élections présidentielles sont prévues à la fin de l’année 2009 ou au début 2010. C’est probablement d’ailleurs une certaine ambiguïté dans les comportements de chacun des acteurs concernés, en empêchant le compromis et permettant la politique du pire, qui a conduit à la crise actuelle. Plusieurs questions se posent.
Pourquoi, d’abord, Ioulia Tymochenko laisse-t-elle la crise se développer à la fin décembre, alors qu’elle a obtenu gain de cause en octobre, au terme d’une négociation cordiale avec Vladimir Poutine ? Son gouvernement en effet ne se soucie guère, semble-t-il, de solder la dette à temps. De même n’est-il nullement inquiet de voir les négociations sur le prix du gaz ne pas aboutir en dépit de propositions russes raisonnables. Courant décembre ainsi, Gazprom fait une offre à 250 dollars les 1000 mètres cube, qui est refusé par les Ukrainiens (il est très difficile à l’heure actuelle de déterminer qui alors a pu faire obstacle.). Ceux-ci proposent 208 dollars, puis 235 le 1er janvier, mais il est déjà trop tard. Prenant acte du premier refus, la position russe se fixe à 418 dollars.
Ioulia Tymochenko porte donc une part de responsabilité dans la radicalisation russe. Parie-t-elle sur un approfondissement de la crise interne en Ukraine, qui permettrait enfin une recomposition significative du paysage politique, dans la perspective des élections parlementaires et présidentielles en 2009 ? Espère-t-elle par exemple que le président Iouchenko avoue ses ambitions politiques réelles qui le portent à une alliance avec le Parti des Régions, au risque de se décrédibiliser un peu plus ? Rien ne saurait justifier qu’elle renonce à court terme à un accord énergétique avec la Russie, surtout un accord comprenant l’éviction de RosUkrEnergo, si ce n’est de pouvoir enfin s’imposer au pouvoir lors des prochaines élections.
La stratégie russe, ensuite, se révèle peu évidente. Quels sont les objectifs de Moscou dans la crise ? Il est peu probable qu’il s’agisse de punir l’Ukraine pour son soutien passé à la Géorgie. Ce n’est pas non plus véritablement une question de prix ou de dette, puisque Gazprom était prêt à accepter un prix à 250 dollars et que les 1,5 milliards de dollars d’impayés ont été réglés par l’Ukraine début janvier (Il reste à solder les pénalités que Gazprom évalue à 614 millions de dollars, mais ce défaut ne saurait expliquer à lui seul l’acuité de la crise).
Il est possible en revanche que l’exécutif russe ait saisi l’opportunité de la confusion ukrainienne pour insister une fois de plus sur le manque de fiabilité des pays de transit. C’est en ce sens sans doute qu’il faut comprendre les accusations de vol portées par Gazprom à l’encontre des Ukrainiens dès les premiers jours de janvier. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit la déclaration de Vladimir Poutine faisant remarquer aux Européens l’intérêt du pipeline North Stream.
Mais il faut croire surtout qu’à l’instar de Ioulia Tymochenko, les autorités de Russie cherchent aussi à accentuer les rivalités ukrainiennes internes et à pousser le pays au bord de la banqueroute, à la fois politique, économique et financière. La présence de RosUkrEnergo sur le marché énergétique de l’Ukraine, ainsi, ne paraît plus un impératif pour la Russie.
Reste enfin la posture ambiguë du président Viktor Iouchenko. Que cache son apparent retrait ? Il est demeuré discret tout au long de ces dernières semaines. Certes, il n’a eu de cesse d’appeler le gouvernement à trouver rapidement une solution à la dette, mais son engagement n’a pas été plus loin. Il est aujourd’hui dans une position très difficile. La crise énergétique risque de lui porter préjudice, mais elle vaut presque mieux que l’application de l’accord négocié par Ioulia Tymochenko, devenue son ennemi politique. Pris entre deux maux, il est sans aucun doute le principal perdant actuellement.
Il se pourrait qu’il veuille au moins tenter de sauver le maintien de RosUkrEnergo sur le marché ukrainien. Il est avéré qu’il entretient des relations avec l’homme d’affaires Dmitri Firtash, dont fin 2008 il a défendu l’un des protégés, Volodimir Stelmakh, directeur de la Banque centrale d’Ukraine, contre la tentative du Premier ministre de le renvoyer. Rien ne prouve pour autant que le président Iouchenko bénéficie des retombées financières issues du mécanisme conçu autour de l’entreprise basée en Suisse. En tout état de cause, cette motivation ne serait pas suffisante pour expliquer la résistance présidentielle et son obstruction éventuelle à un accord avec Gazprom. Si le président détient également une part de responsabilité dans la crise, celle-ci aurait plutôt à voir avec l’idée d’un rapprochement vers le Parti des Régions, dans la perspective des élections prochaines.
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