Travailler plus pour gagner autant edit
La durée du travail connaît une décrue séculaire, sauf notoirement dans un grand pays, les États-Unis. Cette tribune, inspirée du travail de deux économistes suédois, Timo Boppart et Per Krusell, et qu’on peut retrouver sur le site ami Vox-EU du 21 mai 2016, soutient que cela résulte de la stagnation des salaires réels que connait le gros des salariés américains sur la période. Dans ce pays, si on veut seulement maintenir son pouvoir d’achat, il faut travailler plus. Est-ce en train d’arriver en Europe ?
Si l’on déroule, comme le font les auteurs cités, la durée du travail depuis 1870 dans 25 pays avancés, c'est-à-dire sur un siècle et demi, la réduction est patente et assez régulière : de l’ordre de 0,5% par l’an pour les heures travaillées sur l’année.
Les déterminants de la durée du travail sont divers, mais obéissent sur la longue durée à un mécanisme assez simple : les pays connaissent structurellement des gains de productivité liés au progrès technique. Ces gains passent largement en hausse de salaire et de niveau de vie des individus. La hausse salariale a à son tour deux effets sur la durée du travail, mais de sens contraire (pardon pour le jargon) : – un effet substitution par lequel il est plus intéressant de travailler que de « consommer » du loisir, puisque le travail rapporte davantage, effet qui joue à accroître la durée du travail ; – un effet revenu par lequel les individus ayant davantage de revenus peuvent « s’acheter » davantage de ce bien supérieur qu’est le loisir. Ce second effet domine empiriquement, selon les deux auteurs cités. Cette logique peut surprendre le lecteur français habitué à ne voir la réduction du temps de travail qu’en réponse à une initiative politique. Mais, sur la durée, c’est bien la demande de loisirs et la capacité à les prendre et à les donner, de la part des salariés et des entreprises, qui jouent le rôle déterminant.
Cette réduction tendancielle est un message réconfortant face à cette poussée d’inquiétude collective liée à l’introduction de technologies (robotisation, intelligence artificielle…) très impressionnantes. On les voit à raison capables de remplacer de nombreux emplois, y compris dans les postes qualifiés. Réconfortant parce que, ne l’oublions pas, la durée du travail est aussi une variable d’ajustement. De plus, des emplois peuvent disparaître, mais d’autres réapparaissent, en particulier sous l’effet de la montée du temps de loisir, qui nourrit une activité économique importante.
Tout cela serait entendu s’il n’y avait pas une grosse exception à cette tendance séculaire : les États-Unis. Le graphique qui suit, tiré du même article, regarde la durée annuelle du travail dans ce pays depuis 1950. Il y a des bosses et des creux, mais à tout le moins pas de tendance à la baisse. Les Américains, dont la durée hebdomadaire du travail était à peu près celle qu’on rencontrait en Europe dans les années 70, travaillent désormais de l’ordre de 3 h, 4 h, et 5 h de plus que respectivement les Britanniques, les Allemands et les Français.
Que se passe-t-il de ce particulier dans ce pays ? Serait-ce que l’affirmation précédente, selon laquelle l’effet revenu domine l’effet substitution, est fausse ? Pas du tout, répondent les auteurs. La réalité est moins heureuse : pour le gros de la population américaine au travail, les revenus salariaux n’ont pas progressé en pouvoir d’achat. Les gains de productivité, selon un mécanisme désormais bien mis en évidence dans ce pays, ont eu tendance à nourrir les travailleurs heureusement situés dans les déciles supérieurs de la distribution des revenus (surtout le désormais célèbre 0,1%), ou bien les nouveaux entrepreneurs capables de capter la plus-value de leurs innovations sans la répercuter pleinement en aval en baisse des prix ou en hausse des revenus salariaux.
Autrement dit, les Américains ne réduisent pas la durée de leur travail parce qu’ils ne peuvent pas, afin de préserver leurs revenus qui chuteraient sinon. Ils ne peuvent pas s’offrir le « luxe » d’heures de loisir plus nombreuses. Un indice appuie cette affirmation : c’est dans la partie basse des revenus que les gens « choisissent » le plus de travailler la nuit ou le week-end, et c’est en grande partie les heures de nuit et du week-end qui font monter la moyenne aux États-Unis au-dessus des moyennes européennes (voir cette autre référence dans Vox-EU pour documenter ce fait, qui devrait normalement pousser le gouvernement à adopter, comme en Europe, une sur-rémunération des heures travaillées la nuit et le week-end). Un autre indice est le temps de congé aux États-Unis : bien souvent de deux semaines seulement par an. Mais comme on s’en aperçoit vite à fréquenter le monde du travail là-bas, dès qu’ils sont dans le haut des rémunérations ou quand ils ont de nombreuses années de travail dans l’entreprise, les salariés négocient très souvent des jours voire des semaines de congé dans leur « package » salarial. Justifiant ce qu’avancent nos deux économistes, ils font jouer à plein l’effet revenu.
La France est comme souvent dans une catégorie à part. Par la loi sur les 35 heures, en premier lieu. Telos, par exemple ici, s’est souvent fait l’écho de la grave erreur de politique économique qu’a été cette loi, à la fois dans le moment où elle a été prise (quand l’Allemagne « réarmait », prenant à l’inverse des mesures massives de réduction du coût du travail) et dans la méthode (un rationnement unique et imposé à tous par en-haut). Pourquoi fallait-il cette mesure alors que l’écoulement des gains de productivité vers le temps de travail s’opérait sans pathos particulier, comme dans les autres pays d’Europe, si ce n’est un coup d’arrêt de la baisse précisément suite à la mesure autoritaire de réduction de 40 à 39 heures de la durée légale en 1982 ? En second lieu, par la décision du président Sarkozy en 2007 d’exonérer de cotisations sociales les heures supplémentaires. La mesure, à lire l’argument développé ci-dessus, ne peut pas augmenter le temps de travail quand l’effet revenu domine. De fait, voir référence ici à nouveau dans Vox-EU, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo ont mis en évidence, profitant d’une expérience naturelle, que la mesure n’avait pas augmenté les heures travaillées, mais uniquement les heures supplémentaires déclarées. Tout n’a été qu’optimisation fiscale ! La mesure a été supprimée à l’arrivée de la gauche en 2012, mais personne à droite aujourd'hui, y compris parmi les candidats aux primaires, ne songe à la réactiver.
Un signe inquiétant est la légère remontée de la durée du travail en Allemagne depuis l’année 2005. Doit-on voir la même logique à l’œuvre ? C’est à surveiller.
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