Après l’élection de Biden, je reste pessimiste mais… edit
Joseph Biden a démontré son talent de rassembleur pendant la cérémonie inaugurale du 20 janvier. La grande majorité du pays a vécu ces quatre dernières années, et surtout ces derniers mois et semaines – avec pour point final l’insurrection contre le Capitole – dans un brouillard. Et quel plaisir exquis de voir et d’entendre un président honnête, dévoué, modeste, décent, et pleinement conscient de la souffrance de ses concitoyens lié à la crise profonde de la société, de l’économie, et de l’Etat américains. Pour beaucoup d’Américains, bien qu’il ne s’agisse pas de la fin du cauchemar, c’est, pour citer Churchill, au moins le fin du début de la fin.
Cependant, passé le moment de soulagement et les premiers jours de la lune de miel traditionnelle pour un président américain, il y a des raisons d’être sceptique sur les chances que la nouvelle Administration puisse mener à bien les grandes réformes dont le pays a besoin. Mais il y a aussi place pour un optimisme raisonné.
Pour comprendre les fondements du mon pessimisme, revenons à l’élection récente et sa suite. Biden devient président d’un pays souffrant, traumatisé et profondément divisé. Donald Trump a quitté la Maison Blanche une semaine après que la Chambre des Représentants a créé un précédent en votant son empêchement pour la seconde fois. Il a laissé un lourd héritage, en particulier la nomination de centaines de juges conservateurs, une baisse d’impôts pour les plus riches, la stagnation des salaires, un chômage élevé, une dérèglementation économique et écologique, la profération de 30 000 mensonges et un mandat marqué par le racisme, la xénophobie, et la misogynie. Un président incompétent et indifférent face à la plus grande pandémie de l’histoire américaine, qui a causé plus de 400 000 morts et déclenché une récession économique profonde et durable. Cependant, malgré ce bilan désastreux, 74 millions d’Américains ont voté pour Trump le 3 novembre 2020, 11 millions de plus qu’en 2016 et plus qu’aucun président n’a jamais obtenu. D’ailleurs, presque trois mois après son échec électoral, 70% des Républicains persistent à croire que l’élection présidentielle lui a été volée. Bien que la cote de Trump ait baissé de 14% chez ses électeurs après l’insurrection qu’il a incitée le 6 janvier, ses troupes lui restent largement fidèles.
Ces données témoignent d’un pays profondément coupé en deux. Ces deux moitiés diffèrent du tout au tout du point de vue politique et partisan, culturel et régional. Trump a obtenu son plus grand succès en se faisant le porte-parole des américains évangéliques blancs de sexe masculin, souvent xénophobe et raciste, et réactionnaires sur les plans économique et social. Ils sont hantés par la crainte de devenir numériquement et culturellement minoritaires. Leur influence est renforcée par les médias sociaux aussi bien que par des milliardaires qui dépensent des sommes colossales pour financer les campagnes électorales du Parti républicain et les ONGs ultra-conservatrices. A l’extrême-droite de cette nébuleuse se trouvent des réseaux et groupements fascistes, armés et violents. Malgré l’échec électoral récent du Parti républicain, ce grand mouvement va rester mobilisé pour s’opposer aux initiatives de Biden. Les actions du Président Trump et de ses alliés ont profondément affaibli les institutions, procédures et mœurs de la démocratie américaine et mis en cause au départ la légitimité du nouveau président. Cette situation présente pour lui un handicap et un défi pour l’avenir dans son intention de rassembler le peuple américain.
Dans cette Amérique divisée, l’architecture même de l’Etat qui, avec la séparation de l’exécutif et du législatif, obligea le président à obtenir l’accord des deux chambres du Congrès pour mener des réformes importantes, rend particulièrement difficile l’exercice du pouvoir. Cette tendance conservatrice est en effet renforcée par les rapports de force partisans actuels. Bien que le Parti démocrate ait conservé la majorité à la Chambre de Représentants aux élections parlementaires de 2020, il a perdu une douzaine de sièges et n’y dispose plus que d’une courte majorité. Puisque les élections parlementaires du mi-mandat favorisent presque toujours le parti qui s’oppose à un président – le contraire n’est arrivé que trois fois pendant le siècle dernier – il est probable que les Démocrates perdront la majorité dans la Chambre après les élections de 2022, à moins qu’ils puissent la conserver grâce aux clivages internes du Parti républicain de l’après-Trump. Quant au Sénat, les deux partis y disposent chacun de 50 sénateurs. Puisque Kamala Harris, la vice-présidente, est habilitée à voter quand les deux blocs sont à égalité, les Démocrates auront certes une majorité mais d’une s’unevoix seulement. Des sénateurs Démocrates centristes/modérés, tel Joseph Manchin, pourraient alors bloquer certaines réformes importantes. Pire encore : le vote des grandes réformes exige une majorité de 60 voix. Enfin, le Parti démocrate pourrait devenir minoritaire en 2022 s’il perd l’un des 14 sièges sénatoriaux dont il dispose et qui seront en jeu.
Ces sombres perspectives sont renforcées par l’évolution du Parti Républicain. Bien avant Trump, il était devenu un parti d’extrême droite. L’origine date de la « stratégie sudiste » (c’est-à -dire raciste) de Richard Nixon dans les années 1960. À partir de 1980 Ronald Reagan a lancé une politique économique ultra-libérale, qui a ensuite été renforcée par la montée des libertaires du « Tea Party» élu en 2010. Trump a fidèlement suivi cette ligne raciste et libérale y ajoutant sa sauce populiste. Malgré les durs conflits actuels au sein de ce parti, aucun dirigeant – y compris les grands opposants à Trump comme le sénateur Mitt Romney ou Jeff Flake – ne conteste les politiques économiques, sociales, et écologiques qui ont été menées. Le Parti républicain sera donc unanime pour s’opposer à la plupart des grandes initiatives de Biden.
Les défis ardus qui attendent le nouveau président pourraient renforcer la résistance au changement. Il hérite en effet d’une conjoncture qui comprend quatre crises, économique, sanitaire, politique, et environnementale (pour ne pas parler du monde extérieur) qui sont toute d’une gravité extrême et dont l’ampleur n’a été égalée dans l’histoire américaine que par la Guerre civile de 1861-1865.
Trump a considérablement aggravé ces crises par son exercice – ou non exercice – du pouvoir et ses discours aberrants et mensongers. Les décisions de dérèglementation dans les domaines du logement, de l’environnement, de l’action syndicale, des finances et de l’éducation ont renforcé l’emprise du capital et ont approfondi les inégalités économiques, raciales, et de genre au sein de la société américaine. Sa désastreuse gestion de la pandémie a coûté des centaines de milliers de vie et a laissé à Biden une économie qui frôle les 7% de chômage (20% pour les couches les plus pauvres). Il y a aujourd’hui 12 millions des personnes qui recherchent un emploi, et 13% qui n’ont pas les moyens de se nourrir et de se loger (New York Times, 18 décembre 2020).
Rien que l’objectif de maîtriser la pandémie et la récession économique, de refermer les cicatrices sociales, et d’effacer les actions néfastes de Trump pour revenir à la case départ de 2016, exigera un effort monumental.
Pour faire face à ces défis, Biden dispose d’un État affaibli. Trump a éliminé des postes importants et a nommé à d’autres postes des fidèles conservateurs et incompétents. De même pour la justice. Grâce aux centaines de juges que Trump a nommés, la justice aura une teinte « rouge » (dans le sens partisan américain !) pour des décennies à venir.
Certes, Joe Biden est un homme honnête et pragmatique, tout le contraire de son prédécesseur. Cependant, sa personnalité et sa carrière politique ne suggèrent pas qu’il va mener de grandes réformes structurelles. Pendant ses trente années au Sénat il a toujours donné la priorité à chercher des compromis avec le Parti républicain. Sur le plan idéologique, il fait partie des Démocrates centristes comme Bill Clinton et Barack Obama. Il a gagné les primaires en s’opposant au Green New Deal et au Medicare for All (système universel de santé publique).
Le choix par Biden des ministres et conseillers pour son Administration témoigne de sa prudence idéologique. Les médias insistent avec raison sur leur expérience et leur compétence ainsi que leur diversité. Mais tous partagent des valeurs centristes. La plupart ont travaillé dans l’industrie ou la finance, ou comme consultants. Aucun ne fait partie du courant « progressiste » du Parti démocrate, plus en phase avec les mouvements sociaux.
À côté de ces raisons d’être pessimiste quant à la conduite de réformes profondes il ne faut pas sous-estimer les aspects éminemment positifs de la situation actuelle. Tout d’abord, n’oublions pas que Biden a été élu au cœur de l’une des crises les plus graves de l’histoire américaine. Il est utile de rappeler la phrase d’un conseiller de Barack Obama au moment du lancement de la réforme du système de santé publique en 2009 : « Il serait affreux de gaspiller une crise » (« A crisis is a terrible thing to waste »). C’est-à-dire qu’une crise peut créer les conditions du déclenchement d’une dynamique de transformation s’il existe une volonté d’agir.
Pour remonter plus loin en arrière, Franklin Delano Roosevelt a été élu grâce à la Grande crise des années 1930. Bien qu’il ait été un modéré au début, il a improvisé le New Deal en partie sous la pression d’une mobilisation intense. Comme FDR, Biden a été élu pour partie grâce à la profondeur de la crise et pour partie grâce au courant progressiste mené par Bernie Sanders et par les mouvements de contestations liés au Black Lives Matter et à la justice environnementale. Leur influence est évidente dans le programme officiel électoral du Parti démocrate en 2020, qui précise « Nous devrions corriger des fautes dans notre démocratie, résoudre les injustices systémique… [et s’attaquer] au racisme structurel et systémique de notre économie et de notre société… » D’autre part, le programme propose des réformes sérieuses dans de nombreux domaines . Il a inspiré la plupart des toutes premières décisions de Biden le jour de son installation.
Malgré des obstacles, et sous la pression de la crise et du mouvement social, Biden reconnaît qu’il faut lancer des réformes ambitieuses. Dès les premiers heures et jours de sa présidence, il a témoigné de son ambition de transformer : il a signé une quinzaine de décrets « progressistes » dans des secteurs divers, y compris la protection sociale, le changement climatique et la santé publique. Il a proposé un projet de loi autorisant $1900 milliards de dépenses pour maîtriser la pandémie et financer d’autres besoins sociaux. Ces actions seront suivies par une série d’autres déclarations, décisions, et propositions dans les semaines à venir. Ainsi, malgré l’incertitude sur la profondeur des réformes qui seront réalisées, il y a des raisons d’abandonner une vision trop pessimiste et d’adopter un optimisme raisonné. Stay tuned!
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