Catalogne: retour de la crise ou ouverture d’une autre étape? edit
Après cinquante-deux sessions d’audiences et plus de quatre mois de travail, les sept juges du Tribunal Suprême viennent de rendre publiques leurs sentences concernant les douze responsables du gouvernement et du parlement catalans et deux activistes qui étaient jugés pour rébellion, sédition, détournement de fonds et abus de pouvoir.
Après avoir écarté le délit de rébellion, les juges ont condamné à 13 ans de prison l’ancien vice-président du gouvernement, Oriol Junqueras, leader de Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le principal parti indépendantiste. Il est aussi frappé d’inéligibilité pour cette même durée et privé de tous les honneurs, privilèges et avantages issus de ses anciennes fonctions et de leur attribution. Les juges ont retenu contre lui la charge de « sédition » et détournement de fonds et écarté celui de « rébellion ».
Trois des membres du gouvernement de Carles Puigdemont, Raül Romeva (Affaires internationales), Jordi Turull (conseiller de la Présidence), Dolors Bassa (Travail, Affaires sociales et Famille) sont condamnés à 12 ans de prison et d’inéligibilité pour les mêmes raisons qu’Oriol Junqueras. Les conseillers Joaquin Forn (Sécurité) et Josep Rull (Territoire et Développement durable) sont condamnés à 10 ans et demi pour sédition.
Celle qui fut présidente du Parlement catalan entre 2016 et 2017 est condamnée à 11 ans et demi (sédition). Deux activistes, Jordi Cuixart (président de Omnium Cultural) et Jordi Sánchez (président de l’Assemblée Nationale de Catalogne, une association militante pro-indépendantiste) sont condamnés à neuf ans pour sédition.
Trois anciens conseillers (ministres régionaux) du gouvernement Santi Vila, Carles Mundó et Meritxell Borras écoppent de 20 mois d’inéligibilité et 60 000 € d’amendes.
Par-delà l’argumentation juridique et judiciaire qu’une lecture autorisée et compétente éclairera, la sentence de ce jugement vient clore un chapitre de l’histoire du conflit catalan. La démocratie espagnole, défiée en son propre sein par une de ses institutions – les institutions régionales de Catalogne –, a mobilisé ses instruments juridiques pour contrer l’action d’un gouvernement qui visait à rien moins qu’à la sécession d’une partie du territoire national, défendre les équilibres constitutionnels et enfin juger ceux qui, dirigeant ces manœuvres, avaient dépassé leurs pouvoirs. Elle l’a fait dans une ambiance et un climat difficiles où l’élan romantique, populiste et révolutionnaire le dispute au cadre légal et aux normes juridico-politiques de la démocratie représentative. Elle l’a fait avec parfois une incompréhension extérieure où des militants et des lobbies ont diffusé des informations tronquées sur la réalité de la démocratie espagnole et ont conduit des responsables (on songe ici à certains sénateurs et députés français) à dénoncer « un procès politique ».
Le procès est politique (comme tout procès puisque c’est la société qui se défend des désordres) non au sens d’un délit d’opinion, mais parce qu’il a mis sur le devant de la scène les questions fondamentales sur l’État, la société, les institutions, les limitations du pouvoir politique. Les lois et la constitution encadrent-elles l’exercice du pouvoir politique ? En Europe (mais pas seulement), oui. C’est tout l’effort pluriséculaire de l’idée libérale et démocratique, articulée sur l’élan plurimillénaire de l’histoire du droit !
Mais nous entrons dans une époque où, sous l’effet conjugué de l’activisme militant, des réseaux sociaux, de la confusion intellectuelle et mentale, cet héritage, non seulement, est oublié mais, plus encore, remis en cause. Or que le sujet se crispe sur l’idée d’une « identité nationale » et d’une « volonté des peuples » accentue la crise de l’idée démocratique. Les indépendantistes catalans mettaient en avant « un droit à décider » supérieur au cadre de la constitution et de la loi. Ils ont, avec un succès certain et une habileté évidente, créé les conditions d’une confrontation dont le résultat n’aura pas été l’indépendance de la Catalogne, mais la disqualification souterraine de la démocratie espagnole.
Que va-t-il se passer dans les semaines qui viennent ? Les manifestations à Barcelone basculeront-elles vers des affrontements plus durs ? Comment ce nouvel épisode de la crise catalane affectera-t-il la campagne électorale en vue du scrutin du 10 novembre ? L’actuel gouvernement catalan, toujours contrôlé par les indépendantistes, va-t-il choisir à nouveau la stratégie de la confrontation ?
On peut formuler des hypothèses et, selon le tempérament des uns et des autres, plus optimistes ou plus pessimistes. Restent deux immenses défis : que la politique redevienne le lieu de la construction, à travers la légitime concurrence des projets, de la décision commune ; que le mots retrouvent leur sens. Car les deux grandes victimes actuelles du conflit catalan sont bien, d’un côté la définition de la démocratie et, de l’autre la vérité du vocabulaire.
Dénonçant les condamnations imposées, les partis indépendantistes rejettent l’idée de sédition et la volonté de sécession. Mais que veut alors dire la proclamation de l’indépendance catalane le 27 octobre 2017 ? N’était-ce qu’un happening ? Et si oui, pourquoi cet argument avancé en défense, disparaît-il lorsqu’on retourne au débat politique ? En Catalogne, les indépendantistes ont subverti le sens des mots et la réalité des concepts politiques. Pour cela, ils n’ont pas été condamnés car ce n’est pas un délit. Mais c’est sans doute un legs insidieux et pervers qui empoisonnera pour encore longtemps la vie politique espagnole. Gageons aussi qu’il gagnera aussi l’espace public européen. Pour toutes ces raisons, se battre pour la réintroduction de la rationalité est une priorité. Le jugement de Madrid offre l’occasion de le faire. Ceux qui, pour des raisons partisanes et politiciennes, choisiront une autre voie planteront, sciemment, les graines de la discorde.
Deux voies s’ouvrent maintenant à la Catalogne : l’instrumentalisation de l’émotion militante des indépendantistes (inévitable dans le contexte actuel) ; le choix de la reconstruction du débat politique. Il appartient aux responsables politiques et sociaux plus qu’à l’opinion publique…
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