Cohabitation, coalition, ou coagulation? edit
L’élection présidentielle qui vient de se dérouler a matérialisé une fragmentation du champ politique français qui laisse planer une incertitude sur ce que pourrait être après juin la majorité gouvernementale. La dispersion des « parts de marché » électorales observée au premier tour en est un des signes. L’affirmation d’un axe idéologique souveraineté/mondialisation s’ajoutant à l’axe plus traditionnel progressisme/conservatisme s’est traduit par l’émergence d’un nouveau « quadrille » de forces comparables, aux positions difficilement réconciliables.
Dès lors, bien qu’élu au second tour par « deux Français sur trois » (parmi les suffrages exprimés), le nouveau président de la République n’a aucunement la garantie de disposer d’une majorité absolue à l’issue des législatives de juin. Trois scénarios sont envisageables.
Le premier est celui de la cohabitation : il résulterait d’une victoire du bloc LR/UDI aux législatives, qui serait dans la logique du cycle de l’alternance gauche/droite telle qu’elle se profilait il y a seulement trois mois. L’ironie de cette hypothèse est qu’elle invaliderait la motivation principale de l’adoption du quinquennat (aligner majorité présidentielle et parlementaire), mais elle déboucherait sans doute sur une mise en œuvre modérée du programme de la droite et du centre. Ce scénario semble pourtant aujourd’hui peu probable au vu de l’état de l’opinion et de l’absence de chef incontesté au sein d’une droite républicaine divisée par la défaite à la présidentielle.
Le deuxième scénario, davantage vraisemblable, est celui de la coagulation, où dans la logique du fait majoritaire sous la Ve République, la majorité fluide et diverse du second tour se solidifierait à l’occasion des législatives par des ralliements au bénéfice du parti du Président, rebaptisé « La République en marche ». Au-delà du choix du Premier ministre et de la composition du Gouvernement, cela impliquerait que les électeurs eux-mêmes confirment leur préférence pour l’alignement de l’Assemblée nationale sur la majorité présidentielle.
Le troisième cas de figure qui doit être envisagé est celui d’une coalition : il serait la conséquence nécessaire de législatives ne donnant aux « marcheurs » qu’une majorité relative, nécessitant pour gouverner un partenaire junior. Cet apport indispensable pourrait alors être fourni par un groupe de députés proche du nouveau Premier ministre, et disposés à faire le pari d’une coalition d’union nationale. C’est dans cette configuration que l’application de la théorie des jeux au domaine des choix publics nous fournit quelques enseignements utiles.
La question de la formation des coalitions est un domaine ancien d’application de la théorie des jeux. Dans leur ouvrage fondateur (Theory of Games and Economic Behavior, 1944), Von Neumann et Morgenstern examinaient ainsi le problème de la majorité simple dans le cas des jeux à trois joueurs (ou plus) et à somme nulle. C’est bien la question des incitations à coopérer et de la stabilité des coalitions qui est en jeu. Le sujet a fait l’objet de nombreuses études, qui mettent en évidence deux grandes approches : coopérative ou non. Dans le premier cas une coalition est jugée stable dès lors qu’elle ne peut pas être « bloquée » par une autre coalition. La seconde approche est celle des jeux non-coopératifs du type marchandage, avec des raffinements selon que les accords passés entre partenaires peuvent être renégociés et à quelle fréquence.
Dans le contexte de la compétition politique partisane, un réflexe peut être de se référer aux expériences allemande, italienne, voire à la IVe République. Cependant, devant le caractère inédit du rapport de forces actuels deux leçons principales peuvent éclairer le débat français du moment.
La nature des coalitions qui pourront se former dépend en premier lieu des intérêts qui les motivent : s’il s’agit simplement de distribuer les gains de l’exercice du pouvoir, c’est la coalition la plus étroite parmi celles en mesure de réunir une majorité qui offrira à ses participants les meilleures perspectives de partage des postes gouvernementaux. En revanche, si la motivation repose sur un projet politique, les partenaires de la coalition devront être connectés par une proximité idéologique, ou tout au moins une compatibilité de projets.
Les coalitions politiques s’organisent autour d’un parti « cœur ». Selon l’analyse de Schofield (1993), un parti a vocation à jouer ce rôle en fonction de son positionnement politique, mais aussi de son poids électoral. Quand le débat politique se focalise autour d’un seul axe d’opposition idéologique (par exemple gauche-droite), alors le poids en voix du parti pivot importe peu : du moment que ses parlementaires sont en position de départager un vote, il détient la clé de la majorité absolue, et sera toujours au « cœur » d’une coalition. C’est un peu le rôle qu’ont pu jouer en France de petits partis centristes. Mais dès lors que le débat comporte deux axes d’opposition, comme c’est le cas aujourd’hui, alors l’existence d’un parti « cœur » nécessite non seulement un positionnement qui autorise des alliances politiques, mais aussi un poids électoral suffisant pour en faire un partenaire incontournable. Il doit donc être le parti disposant du plus grand nombre d’élus. Un tel parti est en situation de contrôler l’orientation politique du Gouvernement, et se trouve théoriquement indifférent au choix de tel ou tel partenaire de coalition dès lors qu’il en résulte une majorité.
« La République en marche » obtiendra-t-elle une majorité absolue, ou sera-t-elle le parti cœur d’une coalition de gouvernement ? La réponse dépendra bien entendu de la propension du corps électoral à donner à Emmanuel Macron une majorité pour mettre en œuvre son projet. Mais elle résultera aussi de la dynamique impulsée par le choix d’Edouard Philippe comme Premier ministre, et la constitution de son premier Gouvernement. Le président a fait le pari que le mouvement qu’il a créé se place déjà en situation dominante au centre de la seule configuration majoritaire possible. Cela lui permet d’imposer un renouvellement du personnel gouvernemental. Mais cela ne le dispense pas de construire un partenariat avec ceux qui, au centre droit, peuvent l’aider à se rapprocher du point d’équilibre de l’opinion tout en gardant leur identité distincte. La transformation de cet essai aux législatives aura au moins deux conséquences importantes : l’émergence à droite d’un nouveau mouvement humaniste, libéral et européen ; et la constitution d’une coalition parlementaire en capacité de mettre en œuvre des réformes audacieuses.
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