Europe, Sisyphe et Cassandre edit
Le livre blanc présenté le 1er mars dernier par Jean-Claude-Juncker propose cinq scénarios pour l’avenir de l’Union Européenne (UE) à l’horizon 2025, allant du statu quo à un renforcement du fédéralisme, en passant par une Europe à plusieurs vitesses ou encore une concentration de l’UE sur un nombre limité de domaines, notamment le marché unique. Il vise à permettre une réflexion structurée sur le type d’Union souhaitée par les États et doit conduire à une prise de décision politique. Une première étape en serait ce 25 mars une déclaration commune des 27 dirigeants européens, à l'occasion des 60 ans du traité de Rome.
Les 27 trouveront-ils pour autant dans ce document les outils nécessaires à la relance de la construction européenne ? Les obstacles à un accord unanime sont nombreux, et l’on peut d’emblée regretter trois omissions du livre blanc.
D’abord dans la gamme des scénarios envisagés. En prenant pour point de départ l’hypothèse que les 27 continuent d’avancer « ensemble en tant qu’Union », les scénarios de la Commission en occultent d’emblée deux autres : celui du blocage, et celui de la déconstruction, voire de la désintégration de l’UE. L’hypothèse d’une renégociation des traités débouchant sur une « réinvention de l’Europe » n’est pas non plus envisagée.
Ensuite, dans le contenu de certains scénarios. Si le livre blanc offre nombre d’illustrations des domaines dans lesquels les 27 (ou un plus petit groupe de pays pionniers) peuvent en faire davantage ensemble, il reste vague sur les domaines qui pourraient être laissés de côté afin d’en faire moins mais mieux.
Enfin, dans l’analyse des interactions entre scénarios. Le livre blanc propose une vision assez statique de ce que serait l’Europe en 2025 dans chaque scénario, décrivant un point d’arrivée, mais laissant délibérément de côté les étapes à franchir et les écueils à surmonter pour y parvenir.
Axer le débat sur la forme que pourrait prendre l’Europe en 2025 présente l’avantage de fournir un cadre conceptuel. Mais une vision plus opérationnelle de l’avenir de l’Europe nécessiterait d’identifier d’emblée les enjeux concernant : les grandes options politiques qui peuvent être retenues ex-ante, les trajectoires très différentes sur lesquelles le projet européen peut être relancé (ou remis en cause), et les risques associés à la dynamique de chaque trajectoire.
Le livre blanc, et le sommet de Rome, interviennent à un moment singulier du cycle politique qui oblige à s’interroger sur les préférences en matière d’Europe qui ressortiront des élections de 2017 en France et en Allemagne. Même si les dirigeants des 27 devaient endosser à Rome l’option d’une Europe à géométrie variable, ce choix pourrait rapidement être remis en cause. S’il est sans doute simplificateur de présenter les choix possibles en termes de « plus d’Europe » ou « moins d’Europe », c’est bien là une ligne de partage dans la réalité du débat électoral. Elle doit être complétée par deux autres hypothèses : celle du non-choix – aboutissant à continuer sur la voie du gradualisme, au risque assumé de l’enlisement ; et celle, plus radicale, de rejet de l’Europe, qui pourrait mener à tout le moins à la renégociation des traités. Ces différents choix ne seront d’ailleurs pas nécessairement concordants entre grands pays, et la question des préférences politiques nationales se posera de nouveau à l’avenir, quelles que soient les options privilégiées aujourd’hui.
Les choix politiques qui seront formulés cette année peuvent placer la construction européenne sur des trajectoires très différentes, mais les scénarios envisagés dans le livre blanc comme des horizons distincts peuvent en fait interagir voire se succéder par étape dans le temps. Une analyse dynamique est donc utile, présentée ici dans un diagramme reliant les scénarios entre eux, et mettant en évidence quelques points critiques. On y discerne quatre grands types de trajectoires possibles :
La première trajectoire (« plus d’Europe ») passe par la démarche quelque peu prométhéenne d’un noyau dur, ou groupe pionnier, de pays avançant plus vite ensemble, mais n’est pas exclusive d’un scénario où, par rattrapage, les 27 aboutiraient in fine à en faire beaucoup plus ensemble dans une dynamique réussie.
La voie de l’intégration à 27 pourrait également continuer d’être suivie de façon plus graduelle (« la même Europe »), en persévérant dans la méthode des feuilles de route progressivement plus ambitieuses. L’expérience a montré que cette voie comporte des risques importants de blocages durables voire de retour en arrière, à la manière de Sisyphe.
Le choix délibéré d’en faire moins ensemble nécessiterait de se mettre d’accord sur le nouveau périmètre de l’action collective qui pourrait, dans une version stylisée, se concentrer exclusivement sur le marché unique: cette hypothèse de coopération limitée ne serait pas sans risque de crise dès lors que l’UEM resterait incomplète, mais n’exclut pas non plus le scénario d’une prise de conscience remettant l’Europe sur la voie d’une plus grande intégration (ou de nouveaux élargissements).
Enfin, n’ignorons pas Cassandre : la pente de la déconstruction européenne pourrait être suivie plus ou moins rapidement selon qu’elle est le résultat d’une usure progressive aboutissant à en faire de moins en moins ensemble, ou d’une crise survenant dans un contexte de remise en cause politique des traités.
Les différents scénarios possibles comportent donc une série de risques d’ordres variés, correspondant principalement à : (i) la nécessité de trouver à chaque étape un accord sur le périmètre de coopération et ses modalités institutionnelles, (ii) la méthode de construction, dès lors que l’on sort de la méthode communautaire traditionnelle ; et (iii) la possibilité de dysfonctionnements majeurs au sein d’unions mal conçues, dès lors que les compromis politiques qui en déterminent le contenu et le périmètre laisseraient de côté des instruments essentiels à leur bonne marche non seulement en temps normal mais aussi face aux chocs.
Pour se concentrer sur la trajectoire conduisant vers davantage d’intégration avec ou sans le bénéfice d’un groupe pionnier, deux schémas peuvent illustrer le contraste entre un processus ordonné couronné de succès, et le risque d’un déraillement provoqué par la matérialisation de risques et de forces centrifuges, dont le passé nous a donné de multiples exemples sur le chemin de la construction européenne.
Un premier risque est que l’excès de complexité aboutisse à la fragmentation de l’Union : multiples règles, processus décisionnels peu transparents, nébulosité des processus etc. Autant de freins à des avancées, qu’elles se fassent à 27 ou moins. L’introduction de coopérations différenciées risque de conduire non pas à une Europe à plusieurs vitesses, mais à plusieurs Europe, certains pays étant dans l’incapacité de rejoindre les pionniers, par choix ou par contrainte. L’organisation d’un système dans lequel plusieurs groupes de pays auraient des droits, des règles, des niveaux de responsabilités différents sur des domaines similaires peut conduire à une incompréhension tant de la part des citoyens européens que des partenaires internationaux de l’Europe. La gouvernance économique européenne actuelle, assise sur le Pacte de Stabilité mais aussi des accords ultérieurs tels que le two-pack et le six-pack illustre ce risque. L’opacité et la complexité des procédures peuvent les rendre inopérantes, ou se traduire par un degré variable de respect pour la règle, tout en alimentant le rejet par l’opinion de l’ensemble du dispositif.
La construction européenne doit aussi concilier l’exigence de cohérence interne de ses différentes règles et mécanismes et celle de bonne articulation des rouages européens et nationaux. Les régimes différenciés qu’une Europe à plusieurs vitesses ne manquerait pas de faire apparaître, au moins transitoirement, sont autant de risques de dysfonctionnement ou de failles dans la mise en œuvre des missions européennes. Peut-on réellement par exemple imaginer une coopération à géométrie variable entre les pays de l’UE dans la lutte contre le terrorisme ou la lutte contre la pollution ?
Chaque étape vers l’approfondissement de l’UE fait apparaître des désaccords ou des résistances dont l’élimination est souvent longue et partielle. Prôner une Europe de la défense ou une Europe sociale est une chose, mais définir le périmètre de compétence respectif de l’UE et des États, les modes de financement, de contrôle, la nature des coopérations, les modalités du processus décisionnel, les critères d’entrée de pays supplémentaires dans ces coopérations, etc. sont autant de défis qui peuvent conduire à une inertie totale voire au repli vers des compétences nationales. Les différences de vue qui ralentissent la finalisation de l’Union bancaire, enlisent la révision de la directive sur les travailleurs détachés ou encore rendent peu probables à un horizon proche la perspective de transferts budgétaires, illustrent ces difficultés.
La possibilité que certains pays avancent plus vite ne garantit d’ailleurs pas la réussite de l’objectif (comme le montre l’exemple de taxe sur les transactions financières objet d’une coopération renforcée entre 11 pays depuis 2013 mais toujours inopérante) dès lors que des régimes différenciés subsistent dans l’Union et créent des effets d’aubaine (par exemple l’optimisation fiscale de la localisation géographique). Même en cas de réussite, la lenteur des processus (trente ans pour créer le brevet européen) demeure problématique Enfin, se pose la question fondamentale de la nature du contrat qui lierait un sous-ensemble de pays entre eux (accord inter-gouvernemental ou autre traité).
Au total, la trajectoire qui sera suivie sera déterminée par la capacité à conclure à chaque étape des accords cohérents, à se doter collectivement des moyens nécessaires pour conserver une unité à 27 à l’horizon 2025 et à clarifier auprès des dirigeants politiques comme des populations quels sont les bénéfices des choix proposés et le coût des crises qu’ils permettent d’écarter. Si le choix politique qui est fait est celui de l’intégration, la vision d’un groupe pionnier apparaît comme la plus opérante, à condition de prendre en compte les risques associés et de s’assurer de la poursuite du dialogue entre ceux qui avancent plus vite et les autres pays de l’UE. Anticiper, construire et protéger plutôt que subir, corriger et compenser. À la manière d’Europe, il revient désormais aux États européens de prendre le taureau par les cornes.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)