Comment ne pas rater la fin du poutinisme edit
« Jamais un peuple n'a titubé vers la catastrophe dans un tel état d'abrutissement et d'impuissance », écrivait Friedrich Reck-Malleczewen en juin 1941[1]. L’agonie d’un régime nous instruit parfois davantage sur la nature de ce dernier que son étude durant les années fastes de son existence. Même les observateurs les plus avertis du système poutinien ont été surpris par ce qu’a révélé la guerre en Ukraine. La propagande du Kremlin était si stridente, si sûre d’elle qu’elle n’intoxiquait pas seulement les Russes – y compris les dirigeants du Kremlin – mais même les experts occidentaux les moins complaisants à l’égard de Moscou. Ainsi les services de renseignement américains eux-mêmes étaient persuadés que l’armée ukrainienne ne tiendrait que quelques jours face à l’invasion russe. Nous savions que le régime de Poutine était corrompu jusqu’à la moelle ; mais nous pensions qu’à l’image des dirigeants soviétiques, il préservait jalousement le complexe militaro-industriel et l’armée, et que les sommes colossales affectées à ce secteur avaient porté leurs fruits. De même avions-nous une idée exagérée de l’efficacité des services russes, que l’on mesurait à leur succès dans la cooptation des élites occidentales.
La guerre contre l’Ukraine a percé la baudruche. On a vu les soldats russes misérables, affamés, buvant dans les flaques, mangeant des chiens, chaussés de minables bottes de caoutchouc chinoises, coiffés de casques qu’on pouvait enfoncer d’un coup de poing, ignorant l’usage d’une cuvette de WC ou le branchement d’une bouilloire électrique. Les Occidentaux ont compris qu’au-delà de la rutilante Moscou se trouvait une Russie indigente, des villages non raccordés au gaz, dépourvus de canalisations, une Russie de SDF et de poivrots, une Russie des goulags et des truands. On a pu constater que les armes mirobolantes brandies par Poutine pour terroriser l’Occident n’existaient que sous forme de maquettes et d’exemplaires à parader sur la place Rouge, tel le char Armata ou le fameux missile Sarmate. Le renseignement russe s’est montré si lamentable qu’il a condamné à l’échec une opération dont les plans étaient bâtis sur des prémisses fausses. Les sommes colossales versées par le Kremlin pour recruter un réseau de taupes en Ukraine se sont évaporées sans laisser de traces, détournées à la fois par ceux qui les distribuaient et par les récipiendaires. Au fond, confiant comme toujours dans la toute-puissance de l’argent, le Kremlin avait négligé les aspects proprement militaires de l’opération. Il avait prévu des uniformes de parade pour le défilé victorieux à Kiev, mais s’était peu soucié d’assurer la logistique des troupes pour ce qui devait être une promenade triomphale. Anticipant la victoire, le Kremlin avait également affecté à l’opération une nombreuse force de police, mieux entraînée pour tabasser les manifestants que pour se battre contre une armée motivée. Or le carburant a manqué au bout de trois jours, les pneus chinois des camions russes se sont dissous dans la boue ukrainienne, paralysant l’avancée des troupes.
On a longtemps cru que l’efficacité du régime à contrôler la population et à l’endoctriner devait se traduire par une efficacité comparable dans d’autres domaines. En réalité il s’avère que le seul talent des hommes de Poutine a été la création de cette surréalité Potemkine dans laquelle il a englué la population russe, une bonne partie des Occidentaux et ses propres élites.
Le règne de Poutine a été celui de la propagande. Il s’est construit sur un double mensonge fondateur. Le premier mythe est celui de Poutine « homme fort ». À l’automne 1999 les chaînes de télévision contrôlées par les oligarques proches du Kremlin ont réussi à présenter le terne nouveau favori de la famille Eltsine comme un patriote, une sorte de Bruce Willis envoyé par le ciel pour sauver la Russie. Dans les mois et les années qui suivirent Poutine fut dépeint comme le bâtisseur du nouvel État russe, puis le rassembleur des terres russes. La réalité était toute autre.
Ceux qui ont bien connu Poutine de longue date, tel le banquier Pougatchev qui se vante d’avoir joué un rôle déterminant dans son ascension, le décrivent comme un velléitaire bourré de complexes, n’ayant qu’une idée : s’enrichir. Voici ce que Pougatchev dit de Poutine dans une interview avec Marc Feiguine : « C’est un faible dépourvu de volonté qui n’a strictement aucun idéal. Certainement pas un rassembleur des terres russes. [...] Poutine aime le confort, la flagornerie éhontée […] C’est un loser en tout. Ce n’est pas quelqu’un qui va se mettre à croire en quelque chose. Il n’est un homme de fer qu’en apparence. Setchine disait : "Si l’on se rend compte qu’il est en pâte à modeler, nous sommes foutus" »[2].
Poutine a avoué lui-même que dans sa jeunesse il avait été tenté par une carrière criminelle, et que la pratique des arts martiaux l’en avait détourné. En réalité il a choisi le KGB parce que celui-ci lui offrait une protection tout en le laissant s’adonner sans risques à des trafics de tous genres. L’espérance de vie était nettement plus grande pour un officier du KGB que pour un parrain de la pègre. L’afflux des malfrats dans les rangs du KGB durant les années Brejnev inquiétait d’ailleurs les hauts responsables de cette organisation, mais les critères idéologiques de recrutement obligeaient à donner la priorité aux milieux populaires « socialement proches » plutôt qu’aux couches cultivées soupçonnées d’« immaturité politique ». L’ascension de Poutine a pour origine cette pratique du KGB, qu’on a présenté en France comme l’équivalent soviétique de l’ENA.
Devenu adjoint du maire de Saint Pétersbourg, Poutine va devenir chef de bande en prenant le contrôle des principaux flux financiers de la ville grâce à son alliance avec la pègre. Appelé à Moscou en 1998, il n’aura d’abord de cesse d’enrichir et de renforcer son gang pétersbourgeois. Devenu président de Russie, il continuera à agir et à penser en chef de bande. Ayant pris le contrôle des revenus du pétrole et du gaz, il se retrouve à la tête d’un immense flot de richesses. Comme un père Noël à la hotte inépuisable, il va distribuer ce pactole à ses proches, et va élargir le cercle de ses proches à des étrangers de confiance en échange de leur soumission à sa personne. « J’ai vu Poutine s’adresser à Schröder comme à un laquais, quand celui-ci était chancelier », raconte Pougatchev dans l’interview déjà citée. L’argent remplace la diplomatie devenue inutile puisqu’il suffit d’acheter les Occidentaux bien placés pour étendre l’influence russe. L’argent remplace la politique puisqu’il suffit d’acheter les électeurs pour s’assurer leur suffrage.
Loin de renforcer l’État russe comme l’ont cru une armée d’experts occidentaux intoxiqués par la propagande du Kremlin, Poutine va le désinstitutionnaliser en imposant la « verticale du pouvoir », un hybride entre le parti bolchevik centralisé et une organisation criminelle étendue à l’échelle d’un pays. La structure qu’il met en place est essentiellement un appareil de prédation qui se maintient par la cooptation, la corruption et des injections de terreur ponctuelle (assassinats d’opposants, de journalistes et de transfuges). Selon Pougatchev et bien d’autres, les proches du président partagent son culte du pognon : « Ces types ne se sont jamais souciés du sort de la patrie. Jamais ! Leur seule idée était de faire du fric et se barrer à l’étranger ». Pougatchev raconte qu’après les réunions de hauts fonctionnaires en présence de Poutine, ceux-ci ne cessaient de s’adresser à lui pour savoir ce que voulait vraiment Poutine (Pougatchev passait alors pour un intime du président). L’oligarque en fit part à Poutine, lui suggérant de formuler ses objectifs pour satisfaire à cette demande. Celui-ci lui eut cette réponse caractéristique : « Qu’est-ce que tu veux que je leur dise ! Pourquoi leur faire part de mes plans ? Pas question ! Tu veux que je partage mes pensées avec eux ? Et pourquoi pas le pouvoir ? » Et Pougatchev d’ajouter : « Ce n’est pas par habitude de tchékiste qu’il se comportait ainsi. C’est tout simplement parce qu’il n’avait pas de but ». L’ancien familier de Poutine est persuadé que chez lui la géopolitique se réduit aux relations personnelles. Par exemple en ce qui concerne l’Ukraine on doit se garder de croire que Poutine voulait agrandir l’empire, explique Pougatchev. Il faut remonter à 2004 et l’échec subi par Yanoukovitch[3] auquel Poutine avait déjà envoyé un télégramme de félicitations. « Jusqu’à ce jour il continue de se venger avec acharnement pour cet affront personnel et il ne faut pas chercher autre chose. »
Ce tableau ne semble pas cadrer avec le Poutine d’aujourd’hui que certains appellent « l’ayatollah Poutine ». Comment expliquer la rhétorique patriotique du Kremlin, les ambitions impériales affichées, les accents millénaristes des discours du président russe ? Le clan des prédateurs gravitant autour du Kremlin a tiré les leçons de la période Eltsine, quand les oligarques étaient présentés comme des agents de l’étranger, des sangsues collées par Washington sur le corps de la Russie sans défense. Désormais les prédateurs vont se camoufler sous des slogans patriotiques et désigner eux-mêmes les « agents de l’étranger ». Soumis à un constant lavage de cerveau grâce à une télévision totalement contrôlée par le pouvoir, le peuple russe accepte de se laisser tondre et de se serrer la ceinture parce qu'on l'a persuadé que les hommes du Kremlin, tout en se remplissant les poches, travaillent jour et nuit à rétablir la grandeur de la Russie. La plupart des oligarques cultivent ostensiblement un hobby patriotique ou orthodoxe. Poutine vieillissant va se laisser prendre dans ce rôle de « rassembleur des terres russes » ou d’architecte autoproclamé du « nouvel ordre mondial », un peu comme un parrain de mafia peut donner dans la dévotion sur ses vieux jours. La mythologie militariste et chauvine diffusée pour le bon peuple comme un gaz euphorisant a fini par gagner ses sponsors. Le sybarite Poutine se transforme en Führer arrosant de bombes les pays rétifs. La guerre virtuelle s’est transformée en guerre réelle, avec toutes les conséquences que nous avons décrites plus haut.
Ainsi le cœur du système Poutine est le lien entre pouvoir, prédation et propagande. Tant que l’élite politique russe peut piller à volonté les ressources du pays, elle aura recours à l’endoctrinement patriotique pour s’assurer la docilité des masses. À l’étranger cet immense flux financier servira à corrompre et asservir les élites et les décideurs. Avant de reprendre le « business as usual » avec Moscou il faudra donc s’assurer que ce nœud est défait, faute de quoi nous risquons une récidive. Grâce au dispositif des sanctions les Occidentaux seront en position de force pour imposer des réformes, à condition de se fixer des objectifs clairs, de donner la priorité aux institutions, et de ne pas se laisser paralyser par les formules creuses qu’affectionne notre paresse intellectuelle, comme « le maintien de la stabilité », « ne pas humilier le Russie », « le soutien au réformateur » etc. Le but doit être de détruire la matrice autocratique russe, qui a transformé l’insignifiant apparatchik Poutine en docteur Folamour brandissant l’arme nucléaire.
Jusqu’à la fin le tsar Nicolas II s’est considéré comme « le propriétaire des terres russes ». Poutine a suivi cette tradition et a cherché à remplacer la légitimité de droit divin qui lui manquait par le mythe du « rebâtisseur de l’empire ». Les flux financiers générés par la vente des matières premières ne doivent plus être contrôlés par les hommes du Kremlin.
Il faudrait que la Russie apprenne enfin à distinguer pouvoir politique et propriété, à respecter l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, qu’elle découvre la notion de bien public, seul antidote au chauvinisme agressif, qu’elle cesse de dépouiller les provinces au profit de Moscou, qu’elle abandonne la logique de bande qui la rend si vulnérable à la propagande (« les nôtres contre les autres »). Tant qu’elle ne l’aura pas fait, elle n’aura pas d’État, elle ne sera pas capable de produire honnêtement des richesses et elle continuera à être rongée au fond d’elle-même par ce dévastateur complexe d’infériorité qui la pousse à vouloir tout casser chez les autres et chez elle. Et tant que les Occidentaux ne sont pas certains que cette révolution a eu lieu, il ne devrait pas être question de revenir au « business as usual », quelles que soient chez nous les pressions exercées par les milieux intéressés. La Russie était à deux doigts de réaliser son projet d’hégémonie européenne et de liquidation de l’OTAN. Si Poutine n’avait pas été victime du « vertige du succès », elle aurait pu installer à la tête de nos démocraties des kremlinophiles cultivés de longue date et dévoyer nos institutions par sa propagande insidieuse et corrosive. Si la succession de Poutine est contrôlée, si le système Poutine se maintient après lui sous le camouflage de la « dépoutinisation », les diadoques voudront sans nul doute renouer avec ce projet, et seront d’autant plus redoutables qu’ils auront été instruits par l’expérience de ce qu’il ne faut pas faire.
Mais n’anticipons pas. Rien ne garantit que la succession soit contrôlée. La guerre contre l’Ukraine a réveillé le formidable potentiel d’anarchie russe. De nouveau se fait sentir l’aspiration à un homme fort, combinée à une volonté de faire rendre gorge aux « riches ». Cet appel d’air venu d’en bas peut jeter à terre tous les scénarios envisagés par l’élite. Les Occidentaux ne doivent pas se faire d’illusions : la Russie continuera à peser sur l’Europe comme une menace, soit par son chaos, soit par son despotisme.
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[1] Friedrich Reck-Malleczewen, La Haine et la honte, Vuibert 2015, p. 170
[2] https://yandex.ru/video/preview/6339173736711079700. Toutes nos citations de Pougatchev proviennent de cette interview.
[3]Après la « révolution orange » le pro-occidental Youchtchenko devient le président de l’Ukraine, alors que Poutine avait déployé de grands efforts et beaucoup dépensé pour faire élire son favori, le récidiviste Yanoukovitch.