Crise politique espagnole ou crise de la politique en Espagne? edit
Vendredi 2 septembre, Mariano Rajoy, président du gouvernement en fonction, candidat désigné par le roi Philippe VI, a donc échoué à arracher son investiture devant le Parlement. 170 députés ont voté oui et 180 non. Les résultats du premier tour de mercredi 31 août se sont répétés. Aucune suprise ou défection de dernière minute n’est venue modifier le rapport de forces enregistré lors du premier tour mercredi 31 août.
M. Rajoy a pu compter sur ses 137 élus (dont lui-même), les 32 députés de Ciudadanos (C’s) après qu’un accord avait été scellé entre M. Rajoy et A. Rivera et un député nationaliste canarien. Ont voté non les 85 députés socialistes, les 71 élus de Podemos et Izquierda Unida ainsi que 24 députés nationalistes (9 de la Gauche Républicaine Catalane, 8 de Démocratie et Liberté (nouveau nom de la défunte Convergence et Union de Jordi Pujol), 5 députés du Parti Nationaliste Basque (PNV), 2 députés de la Gauche radicale basque). Le schéma était envisagé bien que certains avaient pu croire que les députés basques du PNV s’abstiendraient, au second tour. Il n’en a rien été et la somme des oppositions à un nouveau gouvernement Rajoy est donc plus forte que l’arc parlementaire que le leader conservateur avait rassemblé.
Dès le lendemain, la presse, espagnole et internationale, a vite envisagé l’hypothèse de troisièmes élections générales. Constitutionnellement, le vote du 31 août a déclenché le compte à rebours : le parlement élu le 26 juin 2016 dispose de deux mois, jusqu’au 31 octobre, pour élire un président du gouvernement. Si tel n’était pas le cas, la présidente du parlement, la députée conservatrice Ana Pastor (ancienne ministre de Rajoy), informerait le roi et le parlement serait automatiquement dissout le 1er novembre. Les élections devraient alors se tenir dans un délai de 54 jours… soit le jour de Noël. Hypothèse que tous les partis veulent éviter si bien que la seule loi que le parlement espagnol pourrait être amené à voter d’ici là serait une modification du calendrier électoral espagnol. On ne frise plus le ridicule : on est dedans.
Jusque-là, rien que de très normal sur le papier. Tout comme entre mars et mai 2016, lorsque le socialiste Pedro Sánchez avait échoué à être investi (2 mars 2016). Le roi avait dissout le parlement le 2 mai. Les dispositions du cinquième alinéa de l’article 99 de la constitution, qui n’avaient jamais été utilisées en dix législatures générales, fonctionneraient à nouveau. On pourrait en déduire que les institutions fonctionnent bien malgré le blocage politique. Ce serait toutefois attribuer à de la pure mécanique institutionnelle bien des vertus. En outre, l’institution monarchique serait affaiblie de manifester ainsi son incapacité à être l’institution arbitrale définie par la constitution. Philippe VI est totalement prisonnier des logiques des partis politiques et il n’est pas en mesure d’être l’élément déclencheur de la sortie de la crise politique. Si la constitution lui reconnaît le droit de choisir qui il veut comme candidat à la présidence du gouvernement et s’il peut s’affranchir de proposer un parlementaire, tenter une opération “Monti” en recourant à une personnalité prestigieuse à qui le roi confierait le soin de débloquer la situation l’exposerait en première ligne. Une opération Monti ne peut fonctionner que si son succès est garanti. Dans le labyrinthe de plus en plus obscur de la vie politique espagnole, rien n’est moins sûr. Aussi semble-t-il possible d’évacuer cette hypothèse.
Alors que va-t-il se passer?
À cette question, personne n’a de réponses. On ne peut donc que formuler des hypothèses et, à partir de celles-ci, poser un jugement sur la situation actuelle de l’Espagne.
Première hypothèse : un nouvel essai début octobre
Mariano Rajoy a échoué mais il a fait savoir qu’il était prêt à soumettre à nouveau sa candidature. Outre qu’il doit d’abord être à nouveau désigné par Philippe VI pour cela, cette disposition dépend des résultats des élections basque et galicienne du dimanche 25 septembre prochain. Ces deux communautés autonomes renouvellent leur parlement.
En Galice, le PP est en position de force. Le président du gouvernement galicien, Alberto Nuñez Feijoo, pense pouvoir renouveler sa majorité absolue (41 députés sur 75). Les résultats du scrutin du 26 juin en Galice l’ont encouragé à dissoudre son parlement pour profiter du redressement en cours du PP. Podemos (sous sa marque locale En Marea) pourrait bien dépasser les socialistes galiciens. Une fois encore, le rêve du sorpasso, rêve brisé à l’échelle nationale en juin, mais qui revient. Un net succès du PP renforcerait Rajoy (lui-même Galicien) et les socialistes de Madrid pourraient se résigner à une abstention nécessaire afin d’éviter un échec électoral en décembre.
Pourtant ce scénario favorable volerait en éclat si le PP perdait la majorité absolue et la Galice pourrait faire l’expérience d’un gouvernement de gauche plurielle (Podemos + socialistes + nationalistes galiciens), comme cela existe à Valence. Alors, Pedro Sánchez serait tenté de proposer la même formule au niveau national.
Au Pays basque, les choses sont beaucoup plus compliquées. D’abord parce que la vie politique basque a toujours donné naissance à de nombreux partis. Cinq partis sont actuellement représentés au Parlement basque à Vitoria : le PNV, les radicaux de EH-Bildu (nationalistes proches de l’ETA), les socialistes, les conservateurs, les centristes de UPyD. Mais les élections de septembre vont bouleverser la donne : Podemos présente pour la première fois une liste et, selon les sondages tout comme selon l’extrapolation des résultats du scrutin du 26 juin, pourrait obtenir de très beaux résultats. Podemos est arrivé en juin dernier en tête dans les trois circonscriptions basques et a obtenu 29% des voix contre 24% au PNV. C’est la première fois depuis 1977 que le PNV ne virait pas en tête lors des élections générales. L’hégémonie de la bourgeoisie traditionnelle basque est contestée. En choisissant comme tête de liste, la sœur d’une des victimes du groupe anti-terroriste du GAL (1), Podemos réussit une manœuvre d’une grande habileté conjugant renouveau socio-économique et nationalisme. Quelle majorité gouvernera au Pays basque? Si le PNV peut gouverner avec le soutien du Parti Populaire, alors, en retour, il devra bien prêter ses cinq élus nationaux à Rajoy. Tel est le sentiment général des observateurs. Remarquons toutefois que les centristes, qui sont à bien des égards des néo-centralisateurs, menacent, dans ces conditions, de ne pas renouveler leur soutien à Rajoy. Remarquons encore que cet apport de cinq voix donnerait un total de 175 contre 175. Il faudra bien une défection supplémentaire.
On l’aura compris : ces scénarii anticipent sur des élections à venir et reposent sur beaucoup trop de paramètres pour imaginer qu’ils s’aligneront en une heureuse constellation. Au contraire, il me semble que ces calculs révèlent le morcellement, voire la fracture, d’un système politique conditionné à l’extrême par des sous-scènes régionales. Là est la clef de la crise politique espagnole.
Deuxième hypothèse : la majorité Frankenstein
Si Rajoy échoue, alors il restera à Pedro Sanchez de tenter de former un gouvernement. Après tout, si une majorité de non se dégage, ne peut-on pas essayer de la transformer en une majorité de oui? Au vrai, il s’agit d’une mission impossible. Les 180 non des 31 août et 2 septembre ne forment pas une base pour une politique commune. Les socialistes seraient invités à tenter une impossible synthèse entre des aspirations socio-économiques différentes et entre des contradictions quant au projet national espagnol. Est-il envisageable que soutiennent un gouvernement de l’Espagne des députés catalans qui appartiennent à une majorité catalane en train de mettre en œuvre un processus de sécession? La réponse va de soi. L’ancien secrétaire général du PSOE, Alfredo Pérez Rubalcaba, a trouvé le terme exact pour qualifier cette hypothèse : « la majorité Frankestein ».
(Provoquons un petit peu : si la feuille de route de cet improbable gouvernement allait jusqu’à l’indépendance de la Catalogne, alors la crise politique pourrait se résoudre d’elle-même. Ôtez les 47 députés catalans de l’hémicycle madrilène, le nombre de députés tombe à 303 et la majorité absolue à 152. Le PP aurait alors 131 élus, les centristes 25, soit un total de 156. Tandis que le PSOE et Podemos ne disposeraient plus que de 137 sièges. Et plus de députés nationalistes catalans sur les bras!)
Troisième hypothèse : retour à la case départ
Si ni Rajoy, ni Sánchez ne sont en mesure de rassembler une majorité, alors, puisque le compte à rebours est enclenché, il n’y aura d’autre issue que de nouvelles élections. Quelques sondages de l’été laissent entendre que les résultats ressembleraient à ceux de juin, mais on sait ce que valent les sondages puisqu’aucun institut n’avait prévu la remontée du PP. Faire voter les Espagnols une troisième fois en un an, c’est reculer pour mieux sauter.
Et dans sauter, mes lecteurs mettront le sens qu’ils voudront. En effet, le PSOE bruisse de rumeurs de putsch contre Sánchez. Le problème est qu’on ne voit rien venir et que depuis huit mois, Sánchez résiste (des mauvaises langues disent qu’il a transformé le siège national du PSOE en fort Alamo). Le PP devra courant octobre, faire face à une offensive judiciaire puisque c’est le parti qui est mis en examen pour une longue série de délits (fraude fiscale, blanchiment d’argent, détournement de fonds, escroquerie, etc.). À ceux qui laissent entendre qu’un autre candidat que Rajoy pourrait plus facilement obtenir l’assentiment du parlement, le PP répond que Rajoy est son unique candidat. Le PP, et tout particulièrement Mariano Rajoy, s’enferme dans une incompréhensible arrogance (dernier élément en date qui en dit long : l’ancien ministre de l’Industrie, José Manuel Soria, qui a dû démissionner en mai parce que son nom apparaissait dans les Panama papers, est proposé par le gouvernement en fonction à un poste d’administrateur de la Banque mondiale).
La situation espagnole actuelle est le fruit de transformations de fond – l’électorat a donné sa chance à des nouveaux partis et a cassé le bipartisme –, d’un système politique déséquilibré à cause des questions nationales qui, en Catalogne, mais aussi au Pays basque, pèsent d’un poids excessif dans les combinaisons politiques, et d’une situation conjoncturelle où la médiocrité du personnel politique se conjugue à une corruption étouffante.
La crise en Espagne est d’abord une crise de la politique et de la classe politique. Mais elle devient chaque jour un peu plus une crise politique dont les effets et les résultats seront désastreux au-delà de l’Espagne. C’est la démocratie représentative qu’on voit se décomposer sous nos yeux, dans un pays qui s’était, depuis quarante ans, attaché à en faire le cœur de sa nouvelle identité politique et européenne.
1. Le Groupe Anti-terroriste de Libération commença ses opérations en 1983 et assassina une vingtaine de personnes réputées proche de l’ETA. Un retentissant procès en 1996 conduira l’ancien ministre de l’Intérieur José Barrionuevo et son secrétaire d’État à la Sécurité Rafael Vera en prison. Tout le PSOE s’était mobilisé pour défendre l’honneur de ces deux responsables. En mars dernier, lors du débat d’investiture de Pedro Sánchez, le leader de Podemos, Pablo Iglesias, avait rappelé que le PSOE était le « parti de la chaux vive », avec laquelle le GAL faisait disparaître ses victimes. Pilar Zabala, candidate de Podemos au Pays Basque, médecin légiste, est la sœur de José Ignacio Zabal, la première victime du GAL. Ce choix dit aussi combien Podemos est en concurrence féroce avec le PSOE.
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