Critique du discours européen d'Emmanuel Macron edit
Emmanuel Macron est assurément l’un des dirigeants français qui aura porté l’Europe au plus haut point. Mais l’Histoire fera-t-elle pour autant de lui un grand Européen ? En moins d’un an, la situation européenne le laisse comme seul dans sa lutte face au géant allemand aux pieds immobiles. Sacré avec un peu trop d’empressement à Aix-la-Chapelle, le Président français commence à deviner le poids des médailles qui soulignent les débuts d’une volonté et non sanctionnent les accomplissements d’une action. Mais au-delà du contexte les limites d’un mouvement sont à chercher dans ses contradictions internes. Le discours européen d’Emmanuel Macron enferme en lui-même les plis qui l’empêcheront demain. Quels sont-ils ?
Le triptyque « souveraineté-unité-démocratie », clé de voute du discours européen du Président français, est fondamentalement problématique. Certes, l’emploi du terme de souveraineté européenne offre certains avantages : elle porte l’affirmation de l’Europe comme acteur stratégique, conscient de ses intérêts et de ses valeurs, prêt à les défendre dans le nouvel ordre mondial. Elle ouvre sur la question de l’identité politique de l’Europe et semble l’arracher à l’horizontalité des solutions fonctionnelles.
Mais l’usage des termes est impropre : il s’agit d’autonomie stratégique et d’Europe puissance, non de souveraineté à proprement parler. Plus fondamentalement, l’expression de souveraineté européenne est fatalement oxymorique. Elle ne résiste pas à l’ontologie juridico-politique de la souveraineté, une et indivisible, instance de dernier ressort qui constitue l’ultima ratio de l’ordre politique. Celle-ci réside dans l’Etat. « L’Europe comme rassemblement de notre souveraineté par et avec une souveraineté plus grande encore » (discours de Strasbourg) est un non sens. Elle fait en outre courir le risque de laisser accroire que la souveraineté étatique ne serait plus que formelle, voire fictive, et ne saurait trouver de salut que dans sa dilution au sein d’une souveraineté supranationale. Le « Brexit », avec son obsession de la Cour de justice de l’Union européenne, se comprend pour partie comme un rappel catégorique quant au locus de la souveraineté.
D’autre part, le discours de l’ambition d’autonomie stratégique pluri-sectorielle (sécurité, politique étrangère, numérique, alimentaire, climatique, industriel et commercial) conduit à énoncer une série de politiques publiques européennes et d’instruments – avec son effet catalogue. Il n’accroche pas la dimension constitutive du politique, mais retombe dans le marais des politiques et du discours de l’Europe des projets. Or on n’institue pas un ordre politique par des projets. Malgré sa tentative de verticalité, le discours européen d’Emmanuel Macron reste enferré dans la sémantique fonctionnaliste des petits pas qui tue à petit feu l’Europe, celle qui pose comme maître-mot l’objectif de stabilité macroéconomique d’une zone monétaire sous-optimale ; et oublie l’alpha et l’omega de tout ordre politique démocratique – la légitimité politique.
Le triptyque « souveraineté-unité-démocratie » touche une limite plus problématique encore en ce qu’il annexe la démocratie à l’enjeu de la souveraineté européenne. Il place par construction la démocratie à la fin du raisonnement, de manière complémentaire et conditionnelle. L’unité se fait ici au travers de l’ambition de souveraineté-puissance européenne – unité de l’extérieur par le scellement d’une alliance –, et non par l’établissement d’une démocratie européenne – unité de l’intérieur par la constitution d’une communauté politique. À Strasbourg, Parlement européen oblige, le Président français fait certes « remonter » l’item de la démocratie dans l’ordre de son discours. Mais il évoque la défense du modèle de démocratie libérale en Europe, et non l’établissement d’une démocratie européenne. Il opère ainsi une confusion conceptuelle : il parle de souveraineté européenne et de démocratie en Europe ; alors qu’il faudrait parler de démocratie européenne – celle de l’Union européenne, de la zone euro ou d’un noyau dur – et de souveraineté en Europe – celle des Etats membres.
Et alors, direz-vous, il ne s’agit là que de mots. Mais l’ordre du discours et l’ordre du réel s’entremêlent et se co-déterminent. Toute sémantique borne un champ des possibles politiques. Le discours de la souveraineté européenne, ultime extension du paradigme fonctionnaliste, ne permet pas de sortir du piège dans lequel la France se débat avec l’Allemagne, à savoir l’enfer du couple « responsabilité contre solidarité ». Les avancées – à la fois réelles mais sans portée systémique – en faveur d’un budget de la zone euro, réduit à une fonction macroéconomique d’investissement et de stabilisation, illustrent l’impasse d’une conception de jeu à somme nulle dans lequel s’enferme chaque jour un peu plus l’Europe.
Seul un basculement dans le discours de la démocratie européenne permettra d’entrer dans un jeu à somme positive, où la solidarité interétatique fait place au faire-société – et sa part de richesse échappant à toute comptabilité de transferts nationaux. Au travers de ce nouveau paradigme, le budget européen prend une nouvelle dimension : celle d’acte fondateur d’une démocratie européenne, en conférant au Parlement européen un véritable pouvoir budgétaire et, par voie de conséquence, aux citoyens européens un pouvoir politique, celui d’avoir le choix entre différentes grandes orientations socio-économiques et de voir celle retenue être effectivement mise en œuvre par la majorité élue. En un mot, un budget européen non plus instrument, mais chair d’une Europe puissance publique capable d’instituer une démocratie européenne.
Emmanuel Macron est un Européen de cœur et de raison ; il a compris comme nul autre président français que l’Europe est à la fois sens du compromis et engagement du rapport de force, intelligence des intérêts nationaux et capacité supérieure à s’émanciper de ceux-ci aux fins de sortir de la tragédie des horizons ; et se projeter dans l’Histoire. Capable de fulgurances comme nul autre, il est sans doute le premier à toucher le « nous » européen en évoquant la langue-traduction de l’Europe faite d’intraduisibles. Alors encore un « effort paradigmatique », Monsieur le Président, pour atteindre le politique européen.
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