Déconfinons prioritairement les générations les moins en péril edit
Lors du débat sur la taxe carbone l’an dernier, beaucoup de citoyens demandaient au politique d’en faire moins pour la fin du monde, et plus pour la fin du mois. Un arbitrage de même nature doit être fait aujourd’hui dans le cadre de la crise sanitaire du covid-19. En l’absence de traitement, sauver des vies passe nécessairement par le maintien d’un confinement plus ou moins intense et prolongé. Il engendre une perte de plus de 3% de PIB par mois de confinement à son niveau actuel. Ce sacrifice économique se traduira nécessairement par une perte de pouvoir d’achat immédiate ou future selon les capacités de l’État à socialiser les pertes et à s’endetter pour nous. Le confinement appauvrit.
Stratégie de suppression ou d’immunité collective?
Les gouvernements ont vendu le confinement à l’opinion pour sa vertu de lissage de la courbe d’hospitalisation. De ce point de vue, cette politique est un succès indéniable. Nos hôpitaux n’ont globalement pas été submergés, et beaucoup de vies ont donc pu être sauvées. Mais où cela nous mène-t-il ? Le maintien d’un confinement sévère et long n’a pas pour objectif d’atteindre l’immunité collective. Au contraire, il reporte cet objectif aux calendes grecques. Il s’agit plutôt d’une stratégie de suppression de la pandémie. On en réduit le taux de prévalence jusqu’à être capable d’extirper les dernières poches de la pandémie par une recherche des contacts des malades au cas par cas. Avec un taux de reproduction R0 sous confinement estimé actuellement à 0,5, dix malades ne transmettent le virus qu’à cinq personnes, qui à leur tour ne les transmettent qu’à 2,5 personnes. Mais cette suppression nécessiterait quand même au moins cinq mois de confinement supplémentaires. Ce serait donc une stratégie économiquement suicidaire, comme l’ont bien compris aujourd’hui la plupart des gouvernements qui annoncent un déconfinement prochain.
Mais un déconfinement à la mi-mai est aussi très risqué. Avec moins de 10% d’immunisation d’ici la mi-mai, il est quasi certain qu’une deuxième vague de la pandémie nous frappera avant l’été. Son intensité dépendra de l’efficacité des masques et de la distanciation sociale au travail, une des grandes inconnues du jour. Cette stratégie nous forcera à moduler l’intensité du confinement à vue, en fonction de la saturation hospitalière, et ceci bien au-delà de cette année 2020. On est donc parti pour plusieurs vagues de la pandémie, comme à l’époque de la grippe espagnole. On ne pourra souffler que lorsque nous atteindrons soit l’immunité collective, soit un traitement ou un vaccin. De fait, l’annonce d’un déconfinement le 11 mai atteste que notre gouvernement cherche l’immunité collective plutôt que la suppression. Cette stratégie de stop-and-go engendre certes un coût économique plus faible qu’en suivant la stratégie de suppression. Mais elle a un coût humain beaucoup plus élevé, en particulier si certaines vagues emportent la capacité hospitalière en lit et/ou en respirateurs. En fait, cette stratégie de stop-and-go ne résout rien. Elle ne fait que répondre à l’impatience grandissante de beaucoup de citoyens physiologiquement et psychologiquement excédés par les contraintes du confinement.
Analyse d’un déconfinement ciblé sur les jeunes et les adultes
Sommes-nous donc coincés entre Charybde et Scylla ? Cette pandémie a la spécificité d’être particulièrement virulente pour les personnes âgées tout en étant pratiquement indolore pour les jeunes. Comme l’indique le Tableau 1, un jeune malade de moins de 20 ans a plus de 100 fois moins de risque de devoir être hospitalisé pour covid qu’un malade de plus de 80 ans. Et le premier a plus de 8000 fois moins de risque d’en mourir que le second[1]. Aucun décès dû au covid n’a été constaté chez les moins de 15 ans, tandis que plus de trois-quarts des personnes décédées ont plus de 75 ans. Ces chiffres doivent nous forcer à affronter des questions dérangeantes. Est-il rationnel de confiner la population entière et de bloquer l’essentiel de notre économie alors qu’essentiellement seules les personnes âgées affrontent un risque de mortalité sévère ? En l’absence de traitement ou de vaccin, est-il raisonnable de déconfiner les personnes âgées alors que l’on sait qu’une nouvelle vague de la pandémie va frapper la population, les mettant eux-mêmes dans une situation périlleuse ? Une telle hétérogénéité dans les risques par classe d’âge ne justifie-t-elle pas une politique de déconfinement différenciée ? Ces questions sont d’autant plus importantes à se poser que les troisième et quatrième âges ont relativement moins d’interactions sociales avec les générations qui leur succèdent[2].
Tableau 1. Estimation du risque d’hospitalisation et de décès des personnes infectées en France
Source : Réarrangement des analyses de l’Institut Pasteur (Salje et al., op. cit.)
Dans un modèle SIR avec trois classes d’âge[3], je montre qu’il existe une issue raisonnable à la crise qui limite les décès, en particulier parmi les seniors, tout en réduisant à peu de choses les dommages économiques de la crise sanitaire. Ce modèle décrit les interactions sociales à l’intérieur et à l’extérieur de chaque classe, la dynamique de transmission de la maladie des malades vers les personnes susceptibles, ainsi que le processus de guérison ou de décès. La politique sanitaire est définie par le taux de personnes confinées, ainsi que la proportion de personnes testées, ceci pour chaque classe d’âge et pour chaque jour de la pandémie. Parmi les politiques testées, celle qui minimise haut la main la perte globale (combinant perte économique et valeur des vies perdues) consiste à sortir chaque classe du confinement de façon différenciée. Cette stratégie et ses conséquences sont décrites dans la Figure 1. On déconfine à 100% les jeunes, et à 70% les adultes, tandis qu’on maintient une confinement intense pour les seniors. Ce déconfinement engendre une nouvelle vague massive de la pandémie, avec un taux de prévalence montant à 25% pour les jeunes et à 20% pour les adultes. Compte tenu de leur faible taux d’hospitalisation, les hôpitaux préservent leur capacité de lits. L’inefficacité relative du confinement des seniors est partiellement compensée par leur plus faible interaction sociale naturelle avec les jeunes. Dans l’ensemble, le taux de mortalité reste limité dans la population. Petit à petit, cette dynamique de l’infection chez les jeunes et les adultes construit l’immunité collective. Dans trois mois, cette immunité collective est suffisamment élevée pour permettre de déconfiner les seniors sans les mettre en danger d’une nouvelle vague. Le taux de décès dans l’économie est limité à 0,2% de la population, à comparer à 0,4% avec la stratégie stop-and-go. La perte économique serait quant à elle limitée à 4,5% du PIB annuel, contre 11% de perte avec la stratégie de stop-and-go.
Néanmoins, dans le cadre de la calibration de mon modèle, on ne peut déconfiner 100% des adultes. Si on le faisait, la nouvelle vague de la pandémie submergerait les hôpitaux, bien que cette vague soit concentrée sur des populations moins susceptibles de devoir être hospitalisées.
Figure 1. Impacts de la stratégie de déconfinement différenciée selon l’âge
Conclusion
Il n’est pas nécessaire ici de se poser la question de la valeur de la vie humaine pour montrer la supériorité d’une stratégie de protection des seniors par un confinement intensif, le temps que les autres classes d’âge déconfinées construisent l’immunité de l’ensemble de la population. Il est donc difficile d’interpréter cette proposition comme une punition pour les personnes âgées. Au contraire, les jeunes et les adultes vont s’exposer au virus pour leur offrir l’immunité collective. En fait, il s’agirait d’un bel exemple de solidarité intergénérationnelle.
J’entends bien que le confinement est insupportable pour certains. On peut imaginer des solutions pour l’adoucir, comme l’initiative d’offrir des «happy hours» pour les seniors dans certains magasins et grandes surfaces. En général, l’obligation de confinement est nécessaire à cause des externalités qu’un déconfiné impose à la société, que ce soit le fait de devenir vecteur du virus ou d’occuper un respirateur qui pourrait sauver quelqu’un d’autre. Dans le cas de la politique que je propose, ces externalités me semblent être de second ordre. Un senior qui sortirait alors que les jeunes et les adultes se refilent le virus à qui mieux mieux, avec un taux de prévalence par moment supérieur à 20%, ce serait une forme de suicide individuel. Je propose donc de ne pas imposer le confinement aux seniors, mais d’indiquer clairement que ceux d’entre eux qui prendraient le risque de se déconfiner pendant la phase d’immunisation collective ne pourraient revendiquer une priorité dans l’allocation des lits de réanimation et des respirateurs.
Ce que nous dit ce modèle, c’est qu’Emmanuel Macron fait une erreur en refusant de considérer une politique de déconfinement différenciée selon l’âge. Je suis impatient d’analyser la stratégie qui sera mise en place et de la confronter à celle que je propose ici, tant en taux de mortalité qu’en perte de revenus pour les ménages. Un débat démocratique sur ces choix me semble indispensable, pourvu qu’il soit éclairé par les connaissances scientifiques disponibles aujourd’hui. Ces dernières restent largement fluctuantes et incertaines, ce qui justifie beaucoup de prudence dans leur utilisation. Compte tenu de l’absence de tests randomisés en France, il faudra encore longtemps intégrer ces incertitudes dans nos décisions collectives.
[1] Henrik Salje, Cécile Tran Kiem, Noémie Lefrancq, Noémie Courtejoie, Paolo Bosetti, et al., "Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France", 2020, pasteur-02548181
[2] G. Béraud, S. Kazmercziak, P. Beutels, D. Levy-Bruhl, X. Lenne, N. Mielcarek, Y. Yazdanpanah, P.-Y. Boëlle, N. Hens, B. Dervaux, "The French Connection: The First Large Population-Based Contact Survey in France Relevant for the Spread of Infectious Diseases", PLoS One, 10, e0133203 (2015).
[3] https://drive.google.com/open?id=1JW7r3xozHv5IDR4rpXRyt5JGqCmk56S7
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