Grippe A et bulles financières edit
On peut légitimement comparer l’épisode de la grippe A, ou plutôt sa perception dans l’opinion et chez les autorités de la santé, aux emballements que connaissent si souvent les marchés financiers. Suivons pour cela les processus décisionnels.
Nous sommes en matière de pandémie (vache folle, grippe A, sida…) devant des risques ayant un caractère d’incertain extrême. Qui peut au début d’une épidémie prédire sa létalité ? S’agit-il d’un rhume banal ou une réédition de la grippe espagnole ? La collecte de la connaissance se fait à tâtons, au fil du déroulement du risque en cause : prioritairement les experts et la connaissance scientifique, mais aussi les relais d’opinion et les médias qui s’en emparent. Sachant le caractère réflexif de l’information en matière de risque épidémique (les gens avertis se protègent, ce qui prévient la propagation du virus), les autorités sanitaires n’hésitent pas à recourir à la dramatisation, avec un équilibre délicat à trouver : il faut faire peur pour mobiliser, mais sans panique, pour ne pas affoler. On juge que l’OMS a été sur le mode de la panique, avec ses avis alarmistes de l’été 2009. Qui dit réflexivité dit possibilité que le mal n’advienne pas du tout, ce qui éteint l’alarme première et laisse penser que la mobilisation était inutile. Si les Américains s’étaient mobilisés sur la possibilité d’une attaque sur Pearl Harbour, les Japonais auraient pu ne pas attaquer, ce qui aurait donné le sentiment d’un alarmisme inutile à la population. Et si les gens pensent qu’on les a mobilisés à tort, il s’introduit un aléa moral, comme pour Jean qui crie au loup : il sera moins facile la prochaine fois de mobiliser le public.
Devant l’incertain radical, il y a souvent gonflement inconsidéré des anticipations dans un sens ou l’autre, ce qu’on peut appeler des « bulles ». S’agissant du risque pandémique, la bulle se construit à partir d’informations à caractère expert, c’est-à-dire d’un processus cognitif centralisé et piloté principalement par l’avis scientifique.
Les aléas majeurs se rencontrent aussi dans la vie économique : suite à l’entrée en scène massive d’Internet à la fin des années 90, quel va être l’avenir du secteur de la distribution ? Suite au choc Lehman en septembre 2008 qui oriente d’un coup et dans le monde entier la boussole de tous les décideurs économiques vers la restriction, quelles sont les conséquences sur l’économie et sur les indices boursiers ?
Il s’agit d’événements qui sont également du registre de l’incertain et de l’indécidable. Si Internet rentre massivement en jeu, certains modes de distribution disparaîtront, d’autres se mettront en place. Il n’est pas absurde, dans certains scénarios extrêmes, de miser 10 fois, 100 fois les profits ou le chiffre d’affaires des nouveaux acteurs en place. (Cela s’est vérifié, mais avec dix ans de retard !) De la même façon, il est presque certain que l’économie mondiale était au bord de l’abîme à la fin 2008 et, n’eût été la résolution des autorités monétaires et budgétaires, suivait la trajectoire en torche connue dans les années 30. Il n’était donc pas absurde que l’indice CAC tombe à 2500 points à partir d’un haut pré-crise à 6000, puis, ce risque écarté, remonte à 4000. (Le lecteur constatera qu’une dynamique récessive est proche dans son fonctionnement d’une épidémie : la baisse des dépenses d’un agent économique se répercute en moindre revenu à d’autres agents, ce qui amplifie la baisse initiale.)
Pour simplifier, c’est le marché qui est ici l’agent collecteur d’informations, à savoir un processus cognitif fonctionnant en réseau décentralisé, prenant ici et là les éléments d’information nécessaires, dont bien sûr également les éléments techniques et scientifiques des experts et des économistes.
Le trait commun des risques épidémique et économique est donc l’incertain auquel les individus et la collectivité ne peuvent échapper, incertain qui ne s’éclaircit que dans l’espace et dans la durée, avec le même jeu sur les anticipations et la réflexivité. Dans les deux cas, on parle de « bulles », où les anticipations basculent violemment d’un bord à l’autre. Dans les deux cas, on accumule pas à pas les informations qui stabiliseront les anticipations. Mais, grande différence, dans le premier cas, la collecte de l’information est centralisée et techniciste ; dans le second, décentralisée et plurielle.
Dans la balance, le processus de marché n’est pas le moins efficace. Parce qu’il fait intervenir une myriade d’agents, chacun intéressé à collecter la bonne information, y compris la connaissance scientifique. Qu’il est évolutif et dialectique, prenant en compte le caractère dispersé et souvent contradictoire de l’information pertinente ; qu’il est parcimonieux dans la transmission de l’information, puisque tout ou presque est résumé par l’indicateur de prix ; qu’il surtout est ouvert à toute connaissance latérale, chaque agent ayant intérêt à valoriser au mieux l’information qu’il possède, y compris la connaissance des experts.
Il est de bon ton de critiquer, deux milliards d’euros après son début, la gestion de la crise par les autorités sanitaires françaises. Mais la conduite en trois volets retenue (vaccination systématique, double vaccination et campagnes sur un mode « hôpitaux de campagne ») était probablement celle que tout gouvernement aurait suivie sur les bases des opinions d’experts qui lui étaient fournies en France lors de la décision. Ajoutez à cela le principe de précaution (dont on oublie trop qu’il s’applique avant tout à lui-même, c’est-à-dire à prendre avec précaution), et vous avez tous les ingrédients de la stratégie retenue. Par contre, un processus ouvert en matière de grippe A aurait indiqué que les experts sont certes des experts, mais que ceux d’outre-Rhin, à la différence de leurs collègues français, ne recommandaient pas une double vaccination. Cela aurait-il rendu plus précautionneuses les autorités françaises ?
Imaginons pour forcer le trait qu’on puisse négocier le prix du vaccin sur un marché à terme unique dans le monde entier. Les gens convaincus par les arguments français auraient acheté ce vaccin en anticipation d’une rareté de sa production au regard de la demande. Ceux informés par les experts allemands auraient vendu à terme le vaccin, envoyant ainsi l’anticipation inverse au marché. Au gré des arrivées d’information, le prix aurait pu connaître de larges oscillations et excès, qui ne peuvent choquer que ceux qui nient l’ampleur de l’incertain et de son enjeu. Le prix aurait digéré aussi d’autres types d’informations, moins scientifiques mais tout aussi pertinentes : la capacité de tel ou tel labo à produire dans les temps le vaccin, les premiers résultats sur le développement épidémique dans d’autres pays… Friedrich Hayek, l’économiste qui a le plus étudié ces processus de collecte dynamique d’informations, écrivait en 1945 : « S’il est aujourd’hui si largement admis que [l’information en provenance d’experts convenablement choisis] est dans la meilleure position, c’est parce qu’un type d’information, à savoir la connaissance scientifique, occupe une telle place dans l’imagination publique que nous tendons à oublier qu’elle n’est pas la seule pertinente. » On aurait aimé connaître son opinion face à Internet qui représente peut-être un mode historiquement nouveau de collecte décentralisée d’informations sans ou avec peu d’intermédiation de marché.
L’exemple est extrême, mais aide à pointer une déficience du processus cognitif de marché : il n’est jamais facile de mettre en place un marché qui fonctionne bien et même qui fonctionne tout court. On ne négocie à l’évidence pas un virus sur un marché à terme. Des pans entiers de l’activité sociale échappent (heureusement diraient certains) au domaine de validité de cet instrument. Parfois même, l’instrument de marché est stupidement mis en place alors que sa pertinence reste douteuse, fragile ou exigerait des investissements complémentaires en infrastructure réglementaire ou informationnelle. Pensons au marché des dérivés de crédit, trop vite monté en régime et qui a été un des facteurs derrière la crise financière ouverte en 2007. La critique des marchés, y compris dans la bouche de ses détracteurs les plus violents, revient très souvent, quand on la décortique, non tant à la présence des marchés qu’à leur absence. Et le terrain est changeant : voyons comment un domaine réglementaire aussi décisif que la lutte contre le réchauffement climatique use alternativement de processus reposant sur l’expertise technique (quotas ou interdictions administratives), ou de processus décentralisés tels que les marchés, encore très fragiles, de droits d’émission de CO2.
En conclusion, réduire l’incertain et se forger de bonnes anticipations suppose une collecte toujours imprécise et contradictoire d’informations. Les marchés tendent à compiler une masse plus importante d’informations, y compris techniques, que les processus limités aux experts. Les marchés ne sont pas les seuls à connaître des bouffées de chaleur soudaines, non suivies par les faits. Enfin, la décision publique doit accepter pragmatiquement, au vu de leurs résultats, que coexistent les processus cognitifs dits « experts » et les processus dits « de marché ».
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