Pour les marchés financiers l'Europe n'est plus un espace pertinent edit
Nombreux étaient ceux qui pensaient que l'introduction de l'euro avait sonné le glas des marchés nationaux en Europe, et obligerait à organiser les structures du marché des capitaux à l'échelle du continent. Mais l'offre du Nasdaq sur le London Stock Exchange nous ramène à une nouvelle réalité : celle d'un marché financier qui a déjà dépassé l'étape européenne pour devenir résolument transatlantique. Le retrait de la proposition américaine le 30 mars n'y change rien : l'important, c'est qu'une telle offre est devenue tout à fait envisageable.
A la réflexion, l'interpénétration effective entre les deux hémisphères financiers de part et d'autre de l'Atlantique est depuis longtemps plus avancée que les représentations correspondantes, y compris en ce qui concerne la régulation. Quelques exemples : les grandes banques d'investissement américaines se classent depuis longtemps parmi les tous premiers acteurs en Europe sur leurs marchés, et les investisseurs institutionnels et Hedge Funds n'ont guère plus de difficulté à traverser l'Océan. Les agences de notation, gardiennes des marchés obligataires et de titrisation qui ont connu une croissance spectaculaire en Europe depuis dix ans, sont soumises à un cadre de régulation exclusivement américain. L'adoption des normes comptables IFRS n'a pas non plus créé de leadership européen autonome : l'IASB, qui prépare ces normes, est basé à Londres mais est plus attentif aux opinions d'outre-Atlantique qu'à celles du vieux continent. Et lorsque le Congrès des Etats-Unis a décidé en 2002 de mettre fin à l'autorégulation de la profession de l'audit et d'en confier le contrôle à un organisme parapublic, les pays européens lui ont emboîté le pas avant même que l'Union ne confirme cette évolution mimétique par une directive de son cru.
Or, ces dynamiques de régulation sont déterminantes. Le fait de savoir avec qui Euronext va se marier n'est pas décisif pour l'évolution du marché européen : la négociation des actions et des produits dérivés n'est plus un monopole des anciennes Bourses, et s'effectue désormais presque partout sous forme électronique et dématérialisée ; la question de savoir où se trouve le fournisseur de ces services devient presque accessoire. Ce qui est important en revanche, c'est de savoir qui fixe les règles applicables aux différents " participants du marché ", quel régulateur est compétent, et derrière lui, quel système politique. Cette fonction de " police du marché " est aussi délicate qu'elle est importante : si elle est trop laxiste, le marché devient moins efficace par multiplication des abus (délits d'initiés, diffusion d'informations trompeuses, etc.) ; si elle est trop rigide, elle bride l'innovation et fait fuir les acteurs vers d'autres cieux plus cléments. Les polémiques qui ont suivi aux Etats-Unis la loi Sarbanes-Oxley de juillet 2002 illustrent bien à quel point la fixation des règles du jeu boursier est lourde d'enjeux économiques structurants.
Or, le lien entre nationalité de l'entreprise émettrice de titres et nationalité du régulateur compétent ne peut que se distendre à l'avenir en Europe, et probablement à vitesse accélérée. Euronext a certes conservé pour l'instant des cotes nationales soumises aux autorités de régulation respectives de chaque pays, en France, en Belgique, aux Pays-Bas et au Portugal. Mais ce système à commande multiple est coûteux et limite le potentiel d'économies d'échelle sur les plateformes de négociation : il est peu probable qu'il puisse être maintenu durablement à la suite des prochaines étapes de consolidation. Le nouveau cadre juridique créé par le " plan d'action pour les services financiers " déployé par la Commission européenne depuis 1999, couplé à l'évolution de la jurisprudence, permet de prédire un nomadisme accru des sièges sociaux et des lieux de cotation. Outre-Atlantique, les grandes entreprises ont typiquement leur siège social dans l'Etat du Delaware, leur siège opérationnel n'importe où, et leur place de cotation à New York. En Europe, les Pays-Bas accueillent un nombre croissant de sièges sociaux (au sens de lieu d'incorporation juridique), et l'action conjuguée de la Commission et des juridictions européennes résultera probablement à l'avenir en une capacité accrue pour les entreprises de dissocier siège juridique, siège opérationnel et place de cotation, et de déménager beaucoup plus facilement que par le passé.
L'intégration du marché crée ainsi une interdépendance des systèmes de régulation, qui se traduit par un mélange de coordination et de compétition entre régulateurs. Et puisque cette intégration est désormais transatlantique, la fixation des règles de jeu du marché dépendra de plus en plus de la SEC (Securities and Exchange Commission) et des autres acteurs de la régulation financière aux Etats-Unis plus que de n'importe quel acteur européen, en raison de la taille et de la puissance de feu très supérieure des intervenants d'outre-Atlantique.
Les réponses institutionnelles à ce contexte nouveau ne peuvent être qu'innovantes, et instables d'un point de vue politique. L'exemple des normes comptables est emblématique : au lieu de chercher une unification européenne, la Commission a immédiatement sauté un échelon et donné sa faveur à la normalisation internationale sous l'égide de l'IASB. On sait les tensions politiques qui en ont résulté. Mais il n'y a guère d'autre choix que de multiplier les expérimentations dans la même veine : l'idée de marchés financiers européens autonomes, régis principalement par une régulation financière européenne, appartient probablement déjà au passé avant même d'avoir été pleinement concrétisée.
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