Force et limites de la gauche de la gauche edit
L’arrivée de Jeremy Corbyn à la tête du Labour suite à une primaire, les résultats de Syriza aux élections de 2015 en Grèce, les espoirs de Podemos pour le scrutin de la fin de l’année en Espagne, la mobilisation du Front de gauche et des Verts en France dans la perspective des prochaines élections régionales ou encore les diverses initiatives des opposants à Matteo Renzi dans ou hors du Parti démocrate en Italie relancent les discussions à propos de la gauche de la gauche, que l’on appelle aussi gauche radicale ou encore gauche alternative. Une analyse très répandue consiste à souligner son dynamisme et son irrésistible ascension. Pourtant cette interprétation mérite discussion.
L’histoire de la gauche européenne est marquée par la récurrence de controverses fratricides, de ruptures déchirantes, de scissions et d’accusations de trahison lancées à l’encontre des partis réformistes. Sans vouloir remonter trop dans le temps, ce fut le cas, par exemple, dans les années 1960 et 1970. Les partis socialistes ou sociaux-démocrates, mais aussi les principaux partis communistes ouest-européens, l’italien et le français, furent remis en cause et fustigés par une pléiade de gauchistes de toute obédience. Or, de nos jours comme hier, cette gauche radicale, unie dans sa critique des réformistes, est en fait profondément divisée. Elle constitue une vaste galaxie hétérogène dans laquelle se repèrent au moins deux grandes sensibilités parfois clairement distinctes, ou bien rassemblées dans un même parti ou encore étroitement entremêlées. L’une traditionnelle mobilise les références fondamentales de la gauche : elle prône, par exemple, une politique étatique, la reprise d’une large redistribution sociale, la taxation des plus fortunés mâtinée le plus souvent d’écologie et de la critique morale des méfaits du capitalisme marquant une sorte de renouveau d’un christianisme social contemporain. Cette gauche-là, qui revêt d’infinies nuances d’un pays à l’autre dues à la diversité des cultures et des histoires politiques nationales, est bien incarnée par Jeremy Corbyn. Elle est présente comme minorité dans tous les partis socialistes, sociaux–démocrates et au PD italien. Elle existe de manière autonome avec Die Linke en Allemagne, le Front de gauche en France ou Unité populaire en Grèce (une scission de Syriza). L’autre composante est plus « mouvementiste » à l’instar de Podemos, grand promoteur de la démocratie participative et qui refusait, au départ, de se positionner dans l’antagonisme gauche contre droite, préférant parler de l’opposition entre le peuple et « la caste », avant de modérer ses positions à l’approche du scrutin législatif. Ces deux courants étaient plus ou moins présents dans Syriza avant de se dissocier cet été, ils coexistent en Italie, par exemple, dans Sinistra Ecologia Libertà, Possibile un mouvement fondé par un ancien dirigeant du PD Beppe Civati, Coesione sociale initié par le syndicaliste Maurizio Landini et d’autres regroupements qui se forment depuis quelque temps à côté du PD. Jeremy Corbin veut également être à l’écoute des aspirations d’une partie de la société, via internet.
Quoi qu’il en soit, cette mouvance de gauche semble en effet avoir le vent en poupe. Plusieurs facteurs y contribuent qu’elle utilise à son profit : l’austérité avec les souffrances et les inégalités de toute nature qu’elle engendre, la crise de la représentation politique dans nombre de pays, le rejet assez généralisé des élites dirigeantes, la faillite actuelle de l’Union européenne, les peurs suscitées par la globalisation, l’aspiration à un monde meilleur, la recherche du nouveau en politique etc. Toutefois, les faiblesses de cette gauche de la gauche sont légion. Son poids électoral reste globalement fort limité, même si, dans certains pays, à commencer par la France, il suffit à pénaliser la gauche réformiste. Cette gauche de la gauche séduit sans conteste certaines fractions de la population, comme les salariés du secteur public, les syndicalistes, les personnes dotées d’un haut niveau d’instruction voire les jeunes en situation de précarité comme ce fut le cas lors des primaires du Labour ou lors de la victoire de Syriza en janvier dernier; en revanche, hormis de rares exceptions, elle n’attire guère les couches populaires que les partis sociaux-démocrates et socialistes ont perdues et elle échoue souvent à canaliser la protestation. Ainsi, en France c’est le Front National qui est le premier parti ouvrier dans les urnes et il représente la force anti-système. D’un point de vue stratégique, la gauche de la gauche hésite entre un splendide isolement au risque de devenir vite impuissante et des alliances afin de l’emporter, voire mais qui provoquent immédiatement des controverses dans ses rangs comme ce fut le cas en Grèce en janvier et cela le sera sans doute de nouveau après le scrutin du 20 septembre, en Espagne avec Podemos pour les élections municipales. La gauche de la gauche ne cesse de dénoncer les impasses de la politique de la zone euro et d’en appeler à une autre politique mais sa crédibilité pour résoudre les problèmes économiques est quasi nulle, y compris chez les personnes qui lui manifestent de la sympathie comme en attestent nombre de sondages. Enfin et surtout, elle a enregistré une double défaite cinglante en Grèce. D’abord, Alexis Tsipras s’est fracassé sur le mur du réel et a dû accepter en juillet dernier un accord avec l’Union européenne en totale contradiction avec son programme initial. Ensuite, aux élections de dimanche dernier, alors que Syriza remportait brillamment les élections sur une ligne de compromis avec Bruxelles, les scissionnistes de ce parti, regroupés dans Unité populaire, partisans d’une sortie de l’euro, n’ont même pas atteint les 3% nécessaires pour être représentés au Parlement.
L’échec de Syriza en juillet dernier pour obtenir à ses conditions la poursuite du soutien de l’Union européenne a ouvert un débat dont les effets sont dévastateurs pour elle et qui tourne autour d’une question cruciale: faut-il ou non rester dans la zone euro ? Pour certains, en sortir serait suicidaire et il s’agit donc de lutter avec d’autres forces pour changer l’orientation de la zone euro. Telle est la position du Parti communiste français qui s’appuie sur un rapport très complet de quelques-uns de ses économistes. Pour d’autres au contraire, renoncer à la monnaie unique est désormais envisageable, voire indispensable comme l’a proclamé par exemple Stefano Fassina, un ancien responsable du Parti démocrate et ex-ministre du gouvernement d’Enrico Letta qui, le premier, en a appelé à créer des fronts nationaux de libération, une idée reprise en France par Jacques Sapir. Aussi, la gauche radicale se déchire-t-elle entre ceux qui continuent de soutenir Tsipras et ceux qui se rassemblent derrière ses opposants, en premier lieu Varoufakis, à l’instar du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon.
En dépit de cette fracture qui la mine profondément, la gauche radicale insiste continûment sur la nécessité de retrouver les valeurs de la gauche et d’y rester fidèles. Cet argumentaire rencontre un large écho bien au-delà de ses rangs, jusque chez les gens se reconnaissant dans la gauche modérée. Il révèle un dilemme classique et profond de l’histoire de la gauche européenne qui a été bien mis en lumière et analysé pour la France par Alain Bergounioux et Gérard Grunberg: celui de son rapport tourmenté au pouvoir. Y participer, exercer des responsabilités, gouverner et donc choisir, est considéré comme risqué, voire sale et pervers. Mieux vaut alors rester dans la pureté de l’opposition. Cette vieille tentation semble par exemple de retour en Italie. Un pays où la gauche de la gauche italienne hyper fragmentée se retrouve dans une situation pour le moins singulière. Sa critique permanente contre Matteo Renzi et son gouvernement constitue son unique ciment. Pour le reste, elle affiche de profonds désaccords sur ses propositions, sa stratégie et ses formes d’organisation cependant que plusieurs responsables s’affrontent pour le leadership. En outre, l’espoir de créer un espace électoral à gauche du PD butte sur l’écueil du Mouvement 5 Stelle, crédité selon les dernières enquêtes d’opinion de plus de 29% d’intentions de vote. Toutefois, le Président du Conseil aurait tort de se réjouir trop vite. Car, bien qu’il ait ouvert de vastes chantiers de réformes, il lui faut avant tout et plus que jamais convaincre de la pertinence et de la justesse de ses choix, notamment en matière économique et sociale. Et ce constat peut facilement être étendu à l’ensemble de la gauche réformiste qui a besoin de se refonder. Du moins, se cela lui est encore possible.
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