30 ans après, l’héritage de 1989 nous oblige plus que jamais edit
Le 9 novembre 1989 : pour notre génération, à l’Ouest comme à l’Est, cette date symbolise l’échec de l’entreprise totalitaire et la promesse d’un avenir libre et démocratique pour l’ensemble du continent, pour la première fois dans l’histoire. Dans les deux décennies qui ont suivi, l’Union européenne a réussi, avec la réunification Est-Ouest, une des plus belles réalisations de son histoire, en fédérant l’Europe autour des valeurs de liberté. Célébrer la chute du Mur de Berlin, c’est aussi rappeler ce glorieux exploit de la construction européenne qui a réalisé la pacification et la réconciliation des pays européens. Toutefois, l’illusion d’une « fin de l’histoire » née de l’euphorie de 1989 s’est dissipée face à diverses évolutions inquiétantes et contraires aux espoirs et aux valeurs de 1989, fragilisées aujourd’hui comme jamais.
Les Européens doivent répondre à toute une série de défis qui, souvent, plongent leurs racines dans la difficulté des élites politiques de ces 30 dernières années à apporter des réponses de fond aux problèmes essentiels de nos sociétés. Et si notre génération reste marquée par le souvenir euphorique de la « divine surprise » de 1989, force est de reconnaître que pour nos compatriotes plus jeunes, d’autres dates sont venues marquer les esprits de manière profondément négative : le 11 septembre 2001, la chute de Lehman Brothers en 2008 ou encore l’année 2015, véritable annus horribilis de l’Union européenne avec les attentats islamistes en France, l’apogée de la crise grecque ou encore la crise migratoire. Une année précédée par celle qui a vu l’annexion de la Crimée par la Russie et suivie par celle du Brexit… Autant d’éléments qui exacerbent une défiance tous azimuts : au sein des sociétés nationales, parmi les nations européennes ou encore entre les citoyens et cette Union d’autant plus facile à vilipender que l’on s’est habitué à ses bienfaits structurels au point de ne plus les percevoir, tant qu’on n’est pas en train de les perdre – comme le montre de manière éclatante l’imbroglio autour de la frontière irlandaise.
Voilà une bonne raison de rappeler l’élan de 1989 à ceux qui ne l’ont pas connu ou qui l’ont déjà oublié : si l’histoire est tragique, elle peut connaître aussi des tournants heureux, des moments de mobilisation collective qui permettent de ne pas désespérer. Certes, les défis externes lancés à notre modèle politique et social par le fondamentalisme islamisme, l’autoritarisme conservateur russe ou le totalitarisme high-tech chinois ont de quoi impressionner. Mais un modèle politique et social qui a su triompher des totalitarismes du XXe siècle peut trouver à nouveau des ressources pour vaincre ses nouveaux ennemis.
À condition toutefois de retrouver confiance en soi et de rétablir un consensus élémentaire au sein de nos sociétés nationales ainsi qu’au niveau européen. Car ces 30 dernières années ont vu le vaste consensus démocrate-libéral de 1989 largement gaspillé. A l’Est, le passage du narratif du « retour à la famille européenne » d’un Havel ou d’un Geremek au narratif nationaliste, autoritaire et « illibéral » d’un Orbán ou d’un Kaczyński ainsi que le sentiment délétère de ne pas être assez bien considérés par les Occidentaux et de rester des « Européens de seconde zone ». A l’Ouest, l’incapacité à assumer et à accompagner politiquement l’adaptation des sociétés à la nouvelle donne post-guerre froide, avec son cortège de certitudes ébranlées et d’effets ambivalents, conduisant à un sentiment de déclassement lié à la concurrence des « pays de l’Est » et plus généralement à la dynamique de la mondialisation. Partout, la montée en puissance des forces politiques populistes, radicales, voire extrémistes, à gauche comme à droite, avec une cible commune : la démocratie libérale et les valeurs sur lesquelles elle repose. Et un acharnement particulier contre l’Union européenne perçue comme l’incarnation emblématique de ces valeurs.
30 ans après la chute du Mur, dans un tel contexte, les principes au fondement de nos régimes fondés sur la liberté doivent être réaffirmés de toute urgence. Mais, au-delà du combat pour leurs valeurs, les défenseurs de la démocratie libérale et d’une Europe qui s’unit autour des valeurs ayant triomphé en 1989 doivent reconnaître que la force de leur système est aussi d'être par nature ouvert et lucide sur ses propres lacunes, ses propres limites et ses propres insuffisances. Le sentiment de maints citoyens aujourd'hui est que la démocratie libérale est un régime incapable de faire face aux grands défis du XXIème siècle et que l'Union européenne est un simple espace ouvert à tous les vents. Il faut répondre à ces craintes. D’une part, en réformant nos systèmes politiques, à commencer par celui de l’Union européenne, sans renoncer aux principes fondamentaux de la démocratie représentative, qui seule permet de canaliser les passions politiques et d’organiser une délibération constructive et raisonnable. D’autre part, en apportant une réponse claire à la question des frontières de l’UE et de leur protection, sans renoncer au message humaniste que l’Europe doit continuer à porter dans le monde. En outre, face aux effets de la crise économique qui a éclaté il y a une dizaine d’années, les défenseurs de la « société ouverte » doivent reconnaître, comme l'avait déjà mis en lumière Pierre Hassner, que la recherche d'égalité et de la solidarité constituent des exigences humaines fondamentales et sont tout aussi légitimes que les aspirations à la liberté. Face aux divers malaises que traversent maintes sociétés nationales, il faut prendre en compte l’importance de l’identité et de l’appartenance à une communauté politique. Face au sentiment de beaucoup de citoyens de ne pas être suffisamment représentés, voire d’être ignorés ou, pire encore, méprisés, les « élites » doivent prendre au sérieux ces exaspérations, se montrer exemplaires et rendre nos systèmes politiques plus ouverts et inclusifs. Et se montrer également plus compréhensives et respectueuses à l’égard des résistances à des évolutions sociétales controversées.
Ne pas prendre au sérieux ces exigences et ces aspirations, c’est laisser la voie libre aux forces les plus radicales et destructrices, portées par le ressentiment et la colère, comme l’a, hélas, amplement montré l'histoire du siècle précédent. Or, le problème du libéralisme politique est qu’il a toujours cherché, comme l’a montré Albert Hirshmann, à substituer la rationalité des intérêts aux passions, ce qui le rend mal armé pour répondre au retour des passions politiques. Face au malaise de beaucoup d'Européens, les libéraux – au sens large du terme– doivent définir un projet politique de long terme pour l'Europe du XXIe siècle qui, sans renoncer à l’exigence de s’adresser à la raison, doit aussi savoir parler aux cœurs. Là encore, 1989 peut nous inspirer : ceux qui ont vécu ce moment-là peuvent témoigner de son incroyable charge émotionnelle. Et pourtant, c’était une révolution profondément modérée, avec des centaines de milliers de manifestants et aucune vitre cassée… Une révolution résolument anti-utopiste, exprimant l’aspiration des peuples à une sorte de « normalité », incarnée par le modèle occidental. Il faut aujourd’hui à nouveau faire admettre au plus grand nombre que la véritable force, c’est celle de la modération et que la plus élevée des passions politiques, c’est celle de la liberté, indissociable de l’impératif de responsabilité.
Ce projet doit être celui de (re)construire un modèle politique et économique proprement européen, conciliant liberté, solidarité, ouverture à l’autre et tolérance, sources d’identité commune, et définissant un équilibre spécifique entre le respect des libertés fondamentales, les principes de l’Etat de droit et l’aspiration légitime à la sécurité. Il doit affirmer une alternative claire et compétitive face aux autres modèles de civilisation et d'organisation politique, économique et sociale dans le monde. Et il doit faire appel à un sentiment positif : la fierté. La fierté d’être dépositaire d’une grande culture séculaire qui rayonne à travers le monde, d’avoir triomphé en 1945 et en 1989, d’avoir créé un système où la qualité de vie sous tous ses aspects – matériels, mais aussi politiques et spirituels – atteint des niveaux sans précédent. Néanmoins, pour rendre ce discours audible, il faut remédier aux contradictions les plus criantes de notre système et redonner au modèle européen l’exemplarité et l’attractivité qui était celles du modèle occidental en 1989.
Enfin, la méthode ne peut être qu’européenne. D’abord, parce que l’UE européenne, fondée sur la recherche permanente de compromis, exerce une formidable influence pacificatrice et modératrice. Encore faut-il que ses défenseurs sachent l’expliquer et en démontrer les bénéfices... Faute de quoi le projet européen lui-même peut devenir un terrible facteur de division au sein des Etats, comme le démontre l’exemple britannique. Mais aussi en raison de la taille critique indispensable pour peser dans le monde et parce que l’évolution de ce dernier rend de plus en plus perceptible le degré de spécificité de l’« Europe » et de sa culture. Or, pour défendre et promouvoir cette spécificité, l’Europe ne doit pas rester simplement un espace : elle doit s’assumer et s’affirmer comme une communauté politique sûre de sa légitimité, consciente de ses valeurs et de ses intérêts et confiante dans ses moyens d’agir pour les promouvoir.
La tâche est immense et la porte étroite, mais la génération qui a été éveillée à la conscience politique et à la citoyenneté par l’euphorie de 1989 a le devoir de s’y atteler. L’héritage de 1989 nous y oblige, tout en restant porteur d’une formidable inspiration.
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