Non à la sécession des progressistes edit
Dans un récent article des Échos (« Et si la Californie faisait vraiment sécession ? ») Gaspard Koenig approuve sans réserve les idées et l’action de ceux qui, après l’élection de Donald Trump, se prononcent en faveur d’une sécession de la Californie. Plus généralement, il voit dans les divers mouvements sécessionnistes (Écosse, Catalogne, Flandre, Soudan du Sud, Londres même et, pourquoi pas un jour, Paris…) la promesse et les prémisses d’un monde nouveau : « Progressistes de tous les pays, faisons sécession ! »
Une telle analyse me paraît se heurter à trois fortes objections.
La première concerne la conception de la démocratie qui la sous-tend. S’il suffit qu’un État américain vote à 60% contre le candidat élu pour qu’une revendication de sécession soit légitime, alors c’est l’idée même de démocratie qui s’effondre. Il va de soi qu’un président élu est, par définition, le président de tous. Le « this is not my president » des jeunes Américains, même si l’on peut comprendre cette réaction face à l’inquiétant programme et à l’effrayante personnalité du président élu, n’en reste pas moins un mot d’ordre antidémocratique. Barack Obama n’a pas dit autre chose, en termes certes plus modérés, en appelant au calme et à l’unité de la nation américaine.
Les philosophes distinguent souvent, s’agissant de la démocratie, la procédure et la substance. Certes, l’idéal démocratique n’est pas seulement procédural, il est aussi substantiel : la démocratie ne se réduit pas au mécanisme de désignation des dirigeants, elle est inséparable d’un idéal égalitaire allant bien au-delà de l’égalité politique qui permet à tous de concourir à cette désignation. Mais affirmer cela ne donne pas pour autant le droit de définir trop étroitement cette substance démocratique. Considérer que le résultat d’une élection est illégitime dès lors qu’il ne correspond plus aux idéaux d’une des parties (les « progressistes »), c’est tout simplement désespérer de la démocratie. La position de Barack Obama, là encore, est exemplaire. Il a compris que l’élection de Trump n’est que le commencement d’un processus, que les démocrates, les progressistes et, ne l’oublions pas, nombre de républicains, n’adhèrent pas ou pas totalement aux idées et à la pratique de Trump et entendent bien infléchir celles-ci dans un processus qui n’est rien d’autre que la vie ordinaire de la démocratie. Dans une démocratie, il n’y a jamais « un peuple contre un autre », contrairement à ce que dit Gaspard Koenig, mais toujours un seul peuple.
La seconde objection est que la position défendue par Gaspard Koenig exonère les « progressistes » de toute responsabilité dans l’émergence du populisme de Trump (ou, en Grande-Bretagne, de celui du Brexit). « Un transhumaniste de la Silicon Valley ne se sent rien en commun avec un nativiste du Midwest », peut-on lire. Certes, mais suffit-il que les jeunes innovateurs de la Silicon Valley se sentent totalement étrangers aux ouvriers, employés et farmers de l’Amérique profonde pour qu’ils n’aient rien de commun avec eux ? Le développement de la brillante plateforme mondialisée qu’est Londres n’a-t-il vraiment aucun rapport avec les problèmes que connaissent d’autres régions de la Grande-Bretagne moins favorisées ? « Pourquoi alors ne pas officialiser la rupture ? », demande Gaspard Koenig. Il est bien difficile de ne pas entendre sous cette question un autre discours, celui de la sécession des gagnants de la mondialisation, même si l’auteur prend les précautions de rappeler, à raison, que la profonde division du peuple américain ne doit pas être interprétée trop rapidement comme une division entre « l’élite » et « le peuple », la décomposition des votes de l’élection américaine, comme celle en faveur du Brexit, montrant que le niveau des revenus n’est pas un critère différenciant, ou pas le seul.
Là encore, c’est la démocratie qui est en jeu, et dans sa dimension substantielle cette fois. Elle est en effet inséparable de l’exercice d’une solidarité entre les citoyens dans un cadre national, le symbole même du refus de la sécession : nous allons continuer de vivre ensemble même si nous n’avons pas les mêmes croyances religieuses, les mêmes conceptions de la justice sociale, les mêmes analyses des graves difficultés que rencontrent certains d’entre nous. La « sécession des progressistes » peut passer, dans un moment difficile, pour un mot d’ordre progressiste. Il n’en demeure pas moins qu’il témoigne d’une impatience bien peu compatible avec la démocratie. Un monde « où les appartenances se définissent en fonction des valeurs plus que des nationalités » est un monde qui renonce à la démocratie et à la nation. Les États modernes sont composés de citoyens n’ayant pas les mêmes valeurs, par exemple religieuses, et déterminés, pour cette raison même, à vivre dans un même État démocratique. Et faut-il rappeler qu’aux États-Unis comme en France l’État démocratique est un idéal reposant sur des valeurs partagées, celles constitutives du libéralisme politique ou de la République ?
La troisième objection concerne l’idée de dépassement de l’État-nation. En quoi cette « sécession des progressistes » dépasse-t-elle l’État-nation ? Si la Californie sort des États-Unis, elle deviendra tout simplement un État-nation, comme la Catalogne si elle sort de l’Espagne. Et rien n’interdira alors à d’éventuels perdants « progressistes » de reproduire le même raisonnement que celui qui a conduit à la sécession. La Californie n’est pas « progressiste » par essence. Elle peut un jour (cela est déjà arrivé) voir se développer en son sein un populisme voisin de celui de Trump. Où s’arrêtera alors ce processus d’émiettement ? Les démocraties libérales ont-elles vraiment intérêt à laisser se mettre en place une sorte de neo-medievalism, pour reprendre l’expression de Jan Zielonka dans Is the EU Doomed?, un brillant essai qui plaide en faveur d’un monde de mégalopoles progressistes (peuplées de jeunes actifs, éduqués et multiculturalistes) s’alliant « par-dessus la tête des États-nations », comme le dit Gaspard Koenig ?
« Il n’y a plus de peuple : seulement des individus qui s’unissent autour d’un idéal commun. Il n’y a plus de nation : seulement des tribuns fébriles qui tentent envers et contre tout de maintenir la fiction d’une identité figée ». Mais un tel monde sécessionniste d’individus sans appartenance nationale sera-t-il encore un monde démocratique ? On peut en douter et défendre, au nom même du libéralisme politique et économique, un monde d’États souverains, attentifs à intégrer l’ensemble des citoyens, même et surtout lorsque l’exercice de la solidarité est particulièrement difficile, qui est aussi un monde de nations ouvertes, capables d’agir de concert au sein d’unités politiques plus larges.
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