Le stress-test de la démocratie espagnole edit
Dimanche 10 novembre, retour aux urnes pour 37 millions d’électeurs espagnols. Le parlement issu du précédent scrutin du 28 avril dernier n’a pas réussi à investir un chef de gouvernement. Aussi, le mécanisme institutionnel qui prévoit la dissolution automatique du Parlement, deux mois après un premier vote d’investiture infructueux, s’est-il déclenché le 23 septembre dernier. Du reste, depuis le vote raté du 23 juillet, c’était l’hypothèse la plus vraisemblable.
Ce scrutin doit se lire à la lumière de trois problématiques distinctes et conjointes.
Tout d’abord, cette répétition électorale reproduit le schéma de 2015-2016 : les élections du 26 juin 2016 permettaient de contourner une impasse à l’issue du scrutin du 20 décembre. C’était la première fois dans l’histoire électorale de la démocratie espagnole que le mécanisme institutionnel de l’article 99.5 de la constitution. Mais cela suppose une quatrième tenue d’élections générales en quatre ans et donc traduit une crise de la représentation.
Ensuite, l’émergence en 2015 de nouveaux partis représentés au Parlement (Podemos à gauche, Ciudadanos au centre et maintenant Vox à l’extrême droite en 2019) a brisé le bipartisme et a reconfiguré un jeu politique qui ne s’est pas encore stabilisé.
Enfin, la crise en Catalogne a embrassé la précédente législature (juin 2016-avril 2019) mais s’est réinvitée dans la campagne électorale avec les troubles du mois d’octobre.
Dans ces conditions, le scrutin met à rude épreuve l’engagement des citoyens espagnols exaspérés d’être rappelés aux urnes (ils sont 45% à estimer que le principal problème de l’Espagne est sa classe politique !), soumet les acteurs politiques à une épreuve de vérité que l’on esquive pendant la campagne et se produit à un moment où les interrogations profondes sur le maintien de la paix sociale et civile en Catalogne minent le moral des Espagnols (inquiets aussi d’un possible ralentissement économique).
On peut aussi faire une lecture optimiste de cette épreuve électorale : après le 10 novembre, la classe politique, dans son ensemble, sera obligée de trouver une réponse à ce blocage. Mais au regard des défis à relever, en aura-t-elle les moyens ?
Incertitudes sur le résultat
Contrairement aux enquêtes d’opinion d’avril qui prévoyaient un succès relatif du PSOE (28% des voix et 123 sièges) et un effondrement du PP (il est passé de 33% à 16,8% et de 137 sièges à 66) qui laissaient entrevoir une victoire des gauches (ce fut le cas, le bloc des gauches disposant de 166 sièges face aux 147 de la droite), les sondages actuels restent très incertains quant à cet équilibre gauche-droite. La montée en puissance de Vox et l’effondrement des centristes, le rétablissement du PP peuvent laisser penser que le bloc des droites gagnera des sièges. Mais déjà en avril, Vox avait été placé très haut dans les sondages et le résultat final (24 sièges) était resté très en dessous des meilleures prévisions (40). Actuellement, certains sondages donnent jusqu’à 50 sièges à Vox… tandis que les centristes subiraient une déroute historique en passant de 57 à 15-20 députés, voire moins selon les enquêtes les plus défavorables.
Pedro Sánchez espérait qu’un réflexe légitimiste permettrait de renforcer le PSOE. La campagne, perturbée par la question catalane, a mis à mal cet espoir. S’il conserve son socle de 123 élus, il pourra pousser un soupir de soulagement.
Quant à la formation Unidas Podemos de Pablo Iglesias, sorti rincée du scrutin d’avril, elle résiste et devrait sauver l’essentiel de son groupe parlementaire en dépit de la concurrence de Más País de Iñigo Errejon, ancien nº2 de Podemos, qui a rompu avec Iglesias et qui a bénéficié du soutien complaisant du PSOE. Du coup, Errejon présente des listes dans les 17 circonscriptions les plus peuplées. La manœuvre consistait à attirer à lui le vote de la gauche prête à s’associer au PSOE, Las ! Les sondages accordent entre 3 et 5 sièges à cette nouvelle formation. L’opération Errejon semble avoir tourné court.
Seuls les nationalistes catalans et basques ont des raisons de se réjouir. Solidement implantés dans leurs fiefs, ils profitent des tensions actuelles et mobilisent bien leur électorat. Mieux même, les anarcho-indépendantistes de la Candidature d’Unité Populaire ont décidé de se présenter à ces élections générales provoquant sans doute un sursaut de mobilisation en Catalogne (leurs électeurs s’abstenaient faute de candidature et rejetaient le scrutin comme étranger à leur préoccupation).
La seule certitude est que le Parlement élu le 10 novembre sera encore plus fragmenté que celui du 28 avril et que la configuration d’une majorité relèvera de la mission impossible… ou presque.
L’impossible apprentissage de la nouvelle logique politique
En 2008, PSOE et PP rassemblaient 85% des suffrages et 323 sièges sur 350 ! En avril 2019, ils n’obtiennent plus que 45,3% des voix et 189 sièges. Le bipartisme est bel et bien mort… Or, ni en 2015, ni en 2016, ni en 2019, cette situation n’a permis d’accoucher un gouvernement de coalition. Et le clivage gauche-droite ne fonctionne plus avec la simplicité mécanique d’antan. Il ne sert que d’excitant rhétorique et sentimental, tout en traduisant des cultures politiques profondément antagonistes.
En 2015, une coalition anti-PP, avec, autour du PSOE, le soutien centriste de C’s et gauchiste de Podemos a été impossible. Podemos a refusé cette logique et mis son veto aux centristes. En 2016, le PP a formé un gouvernement unicolore minoritaire appuyé par les députés centristes et le Parti nationaliste basque (PNV). Du coup, le 1er juin 2018, ce gouvernement était renversé par l’alliance de tous ses opposants et le revirement du PNV. Et même le gouvernement de Pedro Sánchez, issu de cette motion de censure, a été un gouvernement monocolore et minoritaire socialiste. C’est d’ailleurs ce gouvernement qui est encore en fonction puisqu’il n’a pas été remplacé après le scrutin d’avril 2019.
En avril 2019, deux configurations existaient. Arithmétiquement, une majorité PSOE-Cs atteignait la majorité absolue (180 sur 350). Mais politiquement, Sánchez ayant fait campagne à gauche et Rivera à droite, les conditions n’étaient absolument pas réunies pour ce grand virage commun. Une majorité alternative plus fragile existait : PSOE-Unidas Podemos (166 sur 350). Mais elle devait bénéficier soit du soutien explicite des élus indépendantistes (ce dont Pedro Sánchez ne voulait pas), soit de l’abstention de la droite.
Cette fois-ci, la somme PSOE-C’s sera sans doute loin de la majorité absolue tout comme la somme PSOE-UP. Or, la ligne rouge du soutien des indépendantistes demeure… il y va de l’unité du Parti socialiste.
Quant à l’hypothèse de la grande coalition (PSOE-PP), elle est rejetée par les deux leaders. Selon eux, elle aggraverait la crise de la représentation politique en brouillant la frontière entre la gauche et la droite (dont on sait pourtant sa fluidité…).
Tous ces éléments servent à décrire l’incapacité absolue des partis à envisager une politique de coalition. Faut-il y voir un poids trop lourd du sectarisme ? Ou, pire encore peut-être, le résultat d’une corruption systémique ? Peut-on partager le pouvoir, c’est-à-dire ses bénéfices et ses prébendes ? Et la régénération politique que réclament à cors et à cri les électeurs espagnols ne passe-t-elle pas par la disparition de la confiscation du pouvoir par un seul groupe ?
Au moment où le pays est confronté à une crise sans précédent de son modèle territorial, démocratique et du coup identitaire, les partis ne doivent-ils pas être porteurs de solutions plutôt que d’apparaître comme facteurs de blocage ? En ce sens, les élections de dimanche font bien figure de stress-test, non pas de la démocratie espagnole mais de son système partisan. L’irruption de Vox, enregistrée dans les sondages, pourrait bien signifier, à côté d’autres réaménagements profonds de la carte électorale, que la société espagnole est entrée à son tour dans la spirale populiste qui frappe les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, mais aussi la France et l’Allemagne. Alors que Franco a été exhumé, il semble bien que le legs de la transition démocratique – la politique comme projection vers l’avenir – soit définitivement dilué. Inventer un nouveau pacte démocratique espagnol requerra une intelligence collective qui a déserté les partis. C’est là sans doute que réside la crise espagnole de représentation.
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