Les erreurs stratégiques russes en Ukraine à la lumière de Barbarossa edit
Les débuts de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine il y a sept mois peuvent faire l’objet d’une analyse pertinente grâce au recul nécessaire dont nous disposons désormais. Cette analyse se concentre sur la première phase de la guerre, qui s’écoule du 24 février au début du mois d’avril 2022, lorsque les forces russes engagées pour prendre la capitale ukrainienne se sont retirées. Ce début d’avril marque ainsi une coupure, car le haut commandement russe a réalisé que ses objectifs initiaux n’avaient pas été atteints. Le dispositif militaire est alors remodelé, l’effort principal étant reporté sur l’Est. La présente analyse se concentre sur les aspects stratégiques, et non tactiques, du conflit. Et, de manière peut-être surprenante, des analogies et similitudes avec l’opération Barbarossa – l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie commencée le 22 juin 1041 – peuvent être dégagées. Pourquoi surprenant ? Parce que cette gigantesque opération que fut Barbarossa est probablement l’une des plus étudiées dans les académies militaires russes, car elle faillit causer la perte de l’URSS. Or beaucoup d’erreurs stratégiques commises par la Russie dans sa préparation de la guerre de 2022 sont remarquablement similaires à celles commises par l’état-major allemand en 1940-1941.
Premièrement, avoir sous-estimé son adversaire. Il s’agit d’une erreur d’appréciation commune dans l’histoire militaire, et repose sur deux éléments principaux : la faillite du renseignement (savoir quelles sont les forces de son ennemi, ses faiblesses, où sont placées ses unités…) et une posture idéologique où l’on présume que l’ennemi est inférieur moralement, racialement ou idéologiquement. Les Allemands ont fait cette erreur en préparant Barbarossa. Il est vrai que l’Armée rouge d’alors n’impressionnait guère, et la plupart des observateurs occidentaux partageaient la conviction que l’Armée rouge allait s’écrouler face à la Wehrmacht. Ses piètres performances lors de la Guerre d’hiver contre la petite Finlande en 1939-1940 avaient convaincu les planificateurs de la Wehrmacht que les forces armées soviétiques, malgré leur matériel pléthorique, n’étaient pas de taille à résister à une invasion brutale, sans compter sur les effets délétères des purges staliniennes qui avaient décapité le haut commandement en 1937-1938. Vladimir Poutine a probablement eu une analyse similaire à l’égard des forces armées ukrainiennes, qui s’étaient écroulées en 2014 au Donbass. Or elles ont eu le temps d’apprendre, de se transformer et de se préparer (comme d’ailleurs avait commencé à le faire l’Armée rouge – mais bien tard – sous l’impulsion d’un travail en commission sur les raisons des revers face à la Finlande). L’invasion de l’Ukraine n’a pas été la promenade militaire escomptée et a réveillé les forces morales des agressés tout en révélant leur pugnacité et leur résilience.
Deuxièmement, avoir parié sur un effondrement politique de l’adversaire. En 1941, les Allemands étaient ainsi convaincus que le régime soviétique s’écroulerait dès les premières défaites et l’avance rapide de la Wehrmacht en territoire soviétique. Le régime stalinien était perçu comme fortement affaibli, très impopulaire, ne reposant que sur la terreur qu’imposait la personne de Staline. Vermoulu, il suffirait de quelques coups pour qu’il s’effondre. Or, le régime a tenu, à la fois grâce à la résilience des Soviétiques, leur patriotisme piqué au vif et – bien entendu – à la politique impitoyable de Staline à l’égard de ses propres soldats et citoyens. Vladimir Poutine comptait lui aussi sur l’écroulement rapide du régime « de nazis et de drogués » installé à Kiev. La population ukrainienne lui apparaissait comme bien trop fragile, divisée entre courants pro-russes et pro-occidentaux, et le président Zelensky comme étant un politicien médiocre, corrompu, peu expérimenté et incapable de résister psychologiquement à une invasion foudroyante. Et ici encore, Poutine a mal évalué la solidité du régime adverse. Il a tenu, et a pris en main l’effort de guerre à grand renfort de communication, ne laissant aucune ambiguïté sur la nature de la guerre : une invasion étrangère. Ressoudée autour de son chef, la nation ukrainienne a résisté.
Troisièmement, avoir défini des objectifs multiples avec des moyens insuffisants. Cet aspect découle des deux premiers constats, avoir sous-estimé la solidité politique et militaire de son adversaire. L’état-major allemand avait défini comme objectif pour Barbarossa trois axes principaux de progression, un au Nord avec pour objectif Arkhangelsk, sur la Mer Blanche, un deuxième au Centre, avec Gorki (à l’Est de Moscou) en ligne de mire, et enfin un au Sud, avec Astrakhan, sur la Capsienne, comme cible. Pour ces trois axes, la Wehrmacht, divisée en trois Groupes d’Armées, n’avait pas assez de matériel ni d’effectifs malgré les masses mises en œuvre (plus de 3 millions de soldats allemands, sans compter les alliés). Le nombre de divisions soviétiques a été sous-évalué (les Allemands comptaient sur 200 divisions là où il y en avait en réalité 500, encore une faillite du renseignement). La dispersion de l’effort, qui va à l’encontre de la doxa de la stratégie, en est la conséquence, ainsi que le manque de priorité clairement établie. L’armée russe a commis la même erreur : trop d’objectifs, trop d’axes offensifs et moyens alloués insuffisants. Ainsi, quatre axes principaux avaient été définis : un depuis le Nord, vers Kiev ; un depuis le Nord-Est, vers Kharkiv ; un depuis l’Est, pour conquérir l’ensemble du Donbass ; et un depuis la Crimée, avec pour objectif Kherson et Odessa. L’ensemble devait être effectué par une masse de manœuvre comprenant 150 000 à 180 000 soldats, ce qui est notoirement faible au regard des objectifs, ainsi que des forces ukrainiennes (près de 200 000 hommes avant mobilisation, dont 140 000 environ pour les forces terrestres).
Enfin, quatrièmement, avoir sous-estimé le défi logistique que représentait l’opération. La Wehrmacht a grandement sous-estimé le défi logistique de Barbarossa : immenses distances à parcourir, besoins en carburant, munitions, pièces détachées, nourriture… gigantesques, mauvaises infrastructures, erreurs d’évaluation sur le réseau ferroviaire (l’écartement des rails était différent entre le Reich et l’URSS) ou encore impact du climat (chaleur en été, pluies de l’automne, rigueur de l’hiver). De fait, les études les plus récentes ont montré que la dynamique offensive de la Wehrmacht était essoufflée, voire brisée, dès avant l’arrivée de l’hiver en novembre 1941. Elle s’est tout simplement épuisée, incapable de poursuivre un effort soutenu. La résistance soviétique, malgré les catastrophes, a chamboulé les plans allemands qui espéraient l’écroulement prématuré de l’adversaire. Les similitudes sont, ici aussi, intéressantes. Certes, la logistique et le soutien n’ont jamais été le point fort de l’armée russe, ni de l’Armée rouge. Les besoins d’une armée moderne, surtout en offensive, sont énormes. Or, la logistique n’a tout simplement pas suivi, notamment dans l’axe de progression vers Kiev. Et elle était insuffisante. Les Ukrainiens ont d’ailleurs pleinement exploité cette faiblesse en s’attaquant en priorité aux flux logistiques alimentant l’offensive russe, jusqu’à l’épuiser et ainsi sauver la capitale.
Comparaison n’est pas raison, et d’autres erreurs stratégiques ont été commises par le Kremlin, comme avoir cru que le peuple ukrainien accueillerait les militaires russes en libérateurs. Mais il est très intéressant, voire surprenant, de constater que les officiers russes qui ont planifié « l’opération militaire spéciale », pourtant abreuvés d’histoire militaire et opérationnelle de la Grande guerre patriotique, aient commis les mêmes erreurs stratégiques que leurs anciens ennemis mortels. Est-ce que cela révèle une sclérose dans la pensée militaire russe ? C’est possible. Mais ne sous-estimons pas nous-mêmes les capacités de réaction et d’adaptation de la Russie. Ce serait aussi commettre une erreur.
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