Taïwan, un objectif de la stratégie nucléaire chinoise edit
Les ambitions chinoises sur Taïwan sont une évidence, maintes fois répétée par les responsables de la République populaire de Chine (RPC), pour de nombreuses raisons maintenant bien connues : parachever la « libération » du territoire conquis définitivement par le Parti communiste sur les nationalistes en 1949, effacer le « siècle de la honte » de la domination étrangère en Chine, détruire un régime politique qui contredit la fable de la spécificité culturelle chinoise qui serait incompatible avec la démocratie libérale qualifiée d’occidentale, récupérer les savoir-faire économiques taïwanais, notamment l’industrie des semiconducteurs… Il est toutefois des raisons géostratégiques qui échappent parfois aux observateurs, et qui touchent également à la question de la dissuasion nucléaire océanique chinoise.
L’accès libre aux espaces océaniques libres
Une carte des espaces maritimes autour de la Chine continentale permet de comprendre l’intérêt que représente Taïwan pour le régime chinois. En effet, la RPC est bordée à l’Est et au Sud par des mers intérieures qui sont cernées par la première chaîne d’îles, selon la terminologie chinoise, séparées par quelques détroits : détroit de Tsushima, archipel japonais, archipel des Ryu-Kyu jusqu’à Taïwan, détroit de Luçon (et canal de Bashi), archipel philippin et archipel indonésien, avec pour finir le détroit de Malacca. Ces détroits, faciles à surveiller pour une puissance hostile à la RPC et les pays concernés, souvent alliés des Etats-Unis, font que la marine chinoise ne peut accéder facilement qu’aux mers situées immédiatement au-delà de ses côtes, mer de Chine orientale et mer de Chine méridionale. Pour accéder aux espaces océaniques libres, Pacifique et océan Indien, les bâtiments chinois doivent transiter par des détroits sous étroites surveillance, notamment sous-marine.
L’intérêt de disposer de la façade maritime orientale de Taïwan est donc évident pour la marine chinoise, puisque cela lui permettrait de se projeter très aisément directement dans l’océan Pacifique, sans être gênée par des forces armées étrangères.
Cela est vrai pour la marine de surface, mais également pour les sous-marins chinois, et notamment les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE)[1].
La composante océanique chinoise est relativement récente : le premier SNLE chinois de classe Xia (classification OTAN) Type 092 n’a été mis en service qu’au début des années 1980, et ne se compose que d’une unité, dotée de missiles JL-1 d’une portée pouvant atteindre 2500 km seulement. L’essentiel de la dissuasion chinoise reposait alors sur les missiles balistiques basés à terre, et donc vulnérables à une première frappe.
Les successeurs du Type 092, les Type 094 (classe Jin), sont au nombre de 6, chacun doté théoriquement de 12 missiles JL-2 (7 200 km de portée ?) ou JL-3 (9 000 km de portée ?), ce qui est un peu juste pour atteindre le territoire continental américain s’ils sont tirés depuis les mers proches de la RPC[2]. D’où la question suivante : l’intérêt de Taïwan, qui offre la possibilité d’accéder librement à l’océan Pacifique, est-il majeur pour la crédibilité de la dissuasion nucléaire chinoise ?
Bastion ou dilution?
Il convient dès lors de mettre en lumière les deux options qui s’offrent à la composante nucléaire océanique chinoise : celle du bastion ou celle de la dilution.
L’option du bastion, qui fut essentiellement celle retenue par la doctrine de dissuasion océanique soviétique, repose sur des patrouilles dans des zones situées à proximité des côtes du pays, où les SNLE sont protégés par un déploiement massif de moyens navals et aériens amis. Il en allait ainsi de la mer de Barents et de la mer d’Okhotsk en Arctique pour la marine soviétique, d’autant que ces deux zones mettaient le territoire américain à portée de tir. Il s’agit en outre de mers calmes et isolées, loin des grands axes de communication maritime. Pour la RPC, l’option du bastion est plus problématique. Les deux zones pouvant être retenues sont la mer de Bohai, non loin de Pékin, et la mer de Chine méridionale. La première est peu profonde, 80 mètres maximum, et une moyenne de 20 mètres. Trop peu pour assurer la discrétion ni la sécurité nautique des SNLE. La seconde est plus vaste, plus profonde, mais est très fréquentée par la navigation commerciale (ainsi que par les marines militaires de nombreux pays, dont les Etats-Unis). En outre, cette zone est contestée entre les puissances riveraines qui s’opposent aux prétentions chinoises, ce qui accentue la surveillance active des espaces maritimes de la mer de Chine méridionale. Ici également, ce n’est pas idéal pour la discrétion nécessaire pour le déploiement et la patrouille des SNLE. Enfin, la portée des missiles tirés par SNLE actuellement en dotation dans la marine chinoise n’est pas suffisante pour atteindre le territoire continental américain depuis cette mer. La dissuasion en est donc négativement impactée. D’où la nécessité, pour assurer une dissuasion nucléaire crédible, d’avoir accès à un océan ouvert et permettre ainsi la dilution des SNLE, d’autant plus que la base des SNLE de la RPC, sur l’île de Hainan à Yalong, est très étroitement surveillée par les Américains. Cela constitue un obstacle majeur pour « blanchir » les espaces situés entre la base de départ et la zone de patrouille, c’est-à-dire assurer la sécurité des sorties ou des entrées d’un SNLE vers ou depuis la haute mer.
La dilution désigne la capacité pour un SNLE en patrouille de disparaître de toute capacité de surveillance hostile, rendant le sous-marin indétectable et, par là-même invulnérable. Il devient en mesure de pouvoir effectuer une frappe en second en cas d’attaque ennemie, ce qui est le socle de toute dissuasion nucléaire crédible. Et l’accès au Pacifique est la seule possibilité pour les SNLE chinois de parvenir à cette dilution. Or, comme cela l’a été indiqué plus haut, l’accès au Pacifique est très problématique pour tout bâtiment chinois, de surface comme sous-marin, surtout lorsque la discrétion est requise. L’unique option serait de disposer d’une base de SNLE directement sur le Pacifique. Or, Taïwan est le seul territoire autorisant cela. C’est ainsi que l’on peut affirmer que la possession de l’île est presque indispensable pour que la RPC dispose d’une dissuasion nucléaire océanique crédible.
L’impact géopolitique d’une mainmise chinoise sur Taïwan
Si la RPC devait prendre le contrôle de Taïwan, à l’issue d’une invasion ou d’une contrainte sévère (les perspectives de réunification pacifique s’éloignant d’année en année), les conséquences géopolitiques seraient extrêmement importantes car elles redéfiniraient les équilibres régionaux et même mondiaux.
En effet, le premier impact serait de faire sauter un verrou stratégique majeur pour la stratégie nucléaire de la RPC, qui s’affranchirait des contraintes liées aux chaînes d’îles et de détroits qui restreignent sa liberté d’action en l’empêchant d’atteindre discrètement l’océan Pacifique. La flotte chinoise ne serait plus limitée dans son accès aux espaces maritimes mondiaux, et pourrait projeter sa puissance vers l’ensemble de la zone pacifique, contournant les anciens verrous américains ou alliés. En cas d’hostilités, la marine chinoise pourrait agir bien plus rapidement que si elle devait transiter par des détroits faciles à surveiller et à bloquer.
Le deuxième impact serait que les Etats-Unis deviendraient bien plus vulnérables à des frappes nucléaires chinoises potentielles, les SNLE ayant la possibilité de se diluer dans les immenses espaces de l’océan Pacifique, les rendant indétectables aux Américains. Les Etats-Unis continentaux seraient ainsi à portée de tir.
Enfin, les tensions navales entre la RPC d’un côté, et les Etats-Unis et leurs alliés de l’autre, seraient exacerbées. La marine chinoise pourrait évoluer bien plus librement, ce que l’US Navy pourrait chercher à contrer, augmentant ainsi les risques de confrontation. Les alliés des Etats-Unis, Japon et Philippines au premier plan, se sentiraient plus vulnérables, tout comme les pays insulaires du Pacifique, Australie incluse. D’où une conflictualité plus probable et plus inquiétante. Les intérêts de la France eux-mêmes seraient impactées, notamment en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie.
La crédibilité de la dissuasion nucléaire océanique chinoise, seule à pouvoir mettre en œuvre une réelle frappe en second, est donc un élément supplémentaire, et peut-être centrale, des vues chinoises sur « l’île rebelle ». Loin d’être une question purement sino-américaine, la problématique de Taïwan et celle de son impact sur la dissuasion ne doivent être minimisées, y compris par Paris.
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[1] Les SNLE sont des sous-marins armés de missiles intercontinentaux, chacun doté de plusieurs ogives nucléaires. Ils permettent, par leur discrétion, la capacité de frappe en second : même si le territoire national est détruit par une attaque militaire, ils ont la capacité de tirer en riposte sur l’agresseur, qui est détruit à son tour. L’agresseur n’a ainsi aucun bénéfice de son attaque.
[2] De nouveaux missiles intercontinentaux sont très probablement en développement. Toutefois, l’analyste naval américain Norman Freidman estime que la RPC ne disposera de missiles d’une portée nécessaire pour atteindre le territoire continental américain depuis la mer de Chine méridionale que dans une décennie, voire plusieurs.