Les Espagnols ont voté… mais quoi? edit
Le 20 décembre 2015, les Espagnols, pour la douzième fois depuis la restauration de la démocratie en 1977 ont élu députés et sénateurs. Attendues avec une grande expectative, ces élections devaient consacrer – tous les sondages le prédisaient – la fin du bipartisme. En effet, depuis 1982, le PSOE et le PP captaient à eux deux entre les deux tiers et les quatre cinquièmes des voix. Si bien que deux partis de gouvernements existaient : le PSOE (qui a gouverné de 1982 à 1996 puis de 2004 à 2011) et le PP (1996-2004, 2011-?). Il est remarquable que dans les gouvernements de la démocratie espagnole depuis 1977, il n’y ait jamais eu de ministres issus d’un autre parti que le parti majoritaire. Quand dans les législatures de 1993, 1996, 2004 et 2008, le parti majoritaire (le PSOE et le PP) avait besoin d’alliés parlementaires pour compléter leur majorité, ils n’ont pas réussi à les impliquer par une participation gouvernementale.
Mais tout cela est presque de l’histoire ancienne. L’enjeu du 20 décembre était de mesurer la force réelle des partis émergents – Podemos à gauche et Ciudadanos au centre – et de comprendre la situation politique exacte dans laquelle se trouvait la société espagnole. La réponse a été on ne peut plus claire : les deux grands partis ont reculé au profit de ces nouvelles forces.
Le Parti Populaire a perdu 63 députés (sur 186 sortants) et a reculé de 44,6% des voix à 28,7%. Plus de 3,6 millions d’électeurs l’ont abandonné entre 2011 et 2015 (il n’en totalise plus que 7,2 millions). Le PSOE a perdu 20 sièges (il ne lui en reste plus que 90!) et ne rassemble plus que 5,5 millions de voix contre 7 millions en 2011 (11 millions en 2008!), soit 22% des suffrages exprimés.
Podemos et ses alliés obtiennent 69 élus (le parti n’existait pas en 2011!) grâce à 5 millions de voix (20,6%). Quant aux centristes de Ciudadanos, ils ont 14% des voix (3,5 millions) et 40 élus.
Les partis nationalistes (Esquerra Republicana de Catalunya, Democracia i Llibertat – ex Convergence Démocratique de Catalogne –, le Parti National Basque, les nationalistes basques radicaux, Coalition Canarienne) ont 26 députés contre 33 en 2011.
Contrairement aux attentes, la participation n’a pas été record. La hausse entre 2011 et 2015 est de 700 000 électeurs soit un gain de 4 points de participation (73% contre 69%).
La puissance de la recomposition électorale frappe l’observateur, malgré cette relativement marginale hausse de la participation. Si on estime que les 3,5 millions de voix de Ciudadanos sont les 3,6 millions de voix perdues par le PP – l’explication est arithmétiquement recevable mais politiquement excessive –, comment en revanche expliquer les 5 millions de voix de Podemos? Un million et demi proviendrait du PSOE, la gauche communiste a perdu 760 000 voix, on compte 700 000 abstentionnistes. Et même si on suit les conclusions d’une enquête du Centro de Investigaciones Sociológicas qui estime que 12% des voix de Podemos proviennent d’anciens abstentionnistes (soit 600 000 voix), le compte n’y est pas! Il ne s’agit donc pas de simples transferts mécaniques de votes qui passeraient d’une étiquette à l’autre : les résultats expriment d’authentiques évolutions politiques, intellectuelles, sociologiques qui dessinent de nouvelles perspectives pour la politique espagnole. Podemos comme Ciudadanos ont rassemblé des voix d’anciens électeurs du PSOE, du PP, d’abstentionnistes, selon des logiques qui restent encore à déchiffrer.
Une étude précise de la géographie électorale apportera sans doute des éléments de réponse. Dans l’attente de leur production, signalons toutefois une première réalité massive : le vote socialiste s’est effondré dans les grandes villes. À Madrid, le PSOE arrive quatrième avec 306 000 voix contre 314 000 pour Ciudadanos, 376 000 pour Podemos et 645 000 pour le PP. À Barcelone (un cas particulier au regard du poids des nationalistes), le PSOE fait jeu égal avec le PP (autour de 105 000 voix!) quand Podemos obtient 218 000 voix. À Séville, à Cadix, à Grenade, à Cordoue – quatre préfectures andalouses – le PSOE est derrière le PP et est talonné par Podemos (qui dépasse le PSOE à Cadix). À Valence, le PSOE arrive bon dernier (70 000 voix, contre 75 000 à Ciudadanos, 121 000 à Podemos et 145 000 au PP). À Saragosse, le PSOE est troisième. Dans les villes de Galice (Saint-Jacques de Compostelle, La Corogne, Vigo), le PSOE s’effondre et cède la première place de la gauche à Podemos. Le PSOE n’a réussi à sauver sa deuxième place nationale que grâce au vote des plus de 65 ans et des habitants des villes moyennes (entre 10 et 30 000 habitants).
Dans ces conditions, les bases électorales du PSOE manifestent une extrême fragilité. Les dirigeants socialistes en sont conscients. Il est quasiment vital pour eux d’essayer de constituer une majorité de gauche afin d’éviter d’avoir à apporter leur soutien à un gouvernement de grande coalition – quelle qu’en soit la forme : gouvernement de colaition à l’allemande, gouvernement PP avec abstention « neutre » du PSOE… – pour ne pas encourir le reproche de faire la courte échelle à la droite. Argument que Podemos attend de servir…
Sur le plan parlementaire, la situation est à la fois confuse et simple. Confuse parce qu’aucune majorité crédible et cohérente sur le plan politique n’est arithmétiquement possible. Simple parce que les chiffres parlent d’eux-mêmes (la majorité absolue est à 176) :
- le bloc droite et centre-droit (PP et Ciudadanos) rassemble 163 élus. On peut y ajouter les 6 députés du Parti National Basque… soit 169 députés ;
- le bloc des gauches (PSOE + Podemos + les 2 députés de la Gauche Unie [excommunistes]) ont 161 élus ;
- l’élu canarien se vendra au plus offrant (c’est-à-dire au gouvernement qui sortira du débat!). Mais reconnaissons qu’il s’agit d’une variable mineure ;
- restent 19 députés indépendantistes (9 de Esquerra Republicana de Catalunya, 8 de Democracia i Llibertat et 2 d’EH Bildu [indépendantistes basques]).
Le groupe parlementaire d’ERC refuse d’aller rencontrer le roi Philippe VI dans le cadre des consultations préalables à la désignation d’un candidat à la présidence du gouvernement. Ces 19 députés ne voteront jamais pour le PP et son candidat (Rajoy ou un autre). Seul le PSOE peut espérer les faire entrer dans une « coalition progressiste »… mais leur position indépendantiste rend hautement difficile, parfaitement incohérent et redoutablement dangereux un tel choix. Si Podemos dialogue avec ces partis et pourrait se mettre d’accord avec eux pour la mise en place de référendums d’autodétermination, le PSOE ne peut valider une telle position qui le mènerait à l’explosion.
Où l’on comprend donc que ce qui se joue à Madrid a à voir avec ce qui se joue à Barcelone, mais aussi au Pays basque. La vraie clef du parlement espagnol ce sont les indépendantistes qui l’ont. Mais corrigeons tout de suite l’image : ils l’ont si le PSOE décide de leur confier la serrure… Si le PSOE accepte l’hypothèse de la grande coalition, les indépendantistes deviendront quantité négligeable. Il faudra juste essayer, par une réforme intelligente et la plus consensuelle possible de la constitution, de résorber cette inflammation indépendantiste catalane qui déstabilise si profondément l’Espagne.
De quel côté basculera la balance?
Difficile de faire des pronostics. Et pourtant un léger indice nous a été donné cette semaine lors de la constitution du Parlement. Le socialiste Patxi López a été élu président avec 130 voix (celles des socialistes et des centristes) et l’abstention des conservateurs. Les vice-présidences et les postes de secrétaires qui composent le bureau (9 membres) ont été attribuées au PP (3), à Ciudadanos (2), au PSOE (2 dont la présidence), et à Podemos (2). La droite et le centre-droit y ont donc la majorité… Patxi López était un excellent candidat de compromis. Ancien lehendakari (c’est le nom du chef du gouvernement régional basque), López a présidé, de 2009 à 2012, le seul gouvernement basque non nationaliste grâce à un soutien du Parti Populaire. Aussi est-il l’exemple même d’une coalition entre le PSOE et le PP contre la dérive maximaliste des nationalistes.
Cela annonce-t-il la délicate naissance d’une grande coalition? Rien n’est moins sûr si l’on en croit les déclarations publiques des leaders politiques. Mais la vraie négociation se mène en coulisses. Il faut du temps pour faire accepter aux appareils des partis ces solutions de compromis. Il faut peut-être aussi mettre en scène le blocage pour rendre une solution aussi insolite acceptable. Toutefois, cette manière de faire ne risque-t-elle pas d’accréditer le décalage entre les attentes d’un peuple qui s’est exprimé et une classe politique traditionnelle décontenancée par le choix souverain? Podemos n’est pas qu’un mouvement politique : il est aussi un air du temps et cet air, qu’on le célèbre ou qu’on le déplore, joue contre les schémas traditionnels et classiques.
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