L’Espagne en échec? edit
Pedro Sánchez, lorsqu’il a emporté le vote du Parlement qui le faisait président d’un gouvernement de coalition, ne s’attendait sans doute pas à devoir affronter la crise sanitaire de la COVID-19. Au contraire, dans l’enthousiasme de cette réussite politique et fort de la crise qui divisait la droite, il espérait tracer les contours de l’Espagne de 2030. Une Espagne plus à gauche, une Espagne plus progressiste, plus féministe, « normalisée politiquement » c’est-à-dire purgée de ses relents franquistes (réels, imaginaires ou instrumentalisés) et une Espagne qui mettrait fin au « conflit catalan ». La recette : un engagement européen sans faille qui permettrait de mener une politique sociale ambitieuse telle que le partenaire de coalition Podemos le souhaitait tout en contrôlant justement les velléités de ce partenaire par la protection qu’offre la participation engagée dans l’Union européenne ; un discours politique plaçant la droite en difficulté face à une société clairement progressiste ; un dialogue avec les indépendantistes pour explorer les voies d’un renouvellement du pacte décentralisateur espagnol.
Sans rien avoir abandonné de ces ambitions, le gouvernement Sánchez est percuté par la violence de l’épidémie du coronavirus et menacé par ses conséquences économiques, financières et sociales. Depuis le rebond alarmant de l’épidémie, on perçoit une inquiétude croissante, masquée chez les dirigeants, criante chez les citoyens, qui dessine un horizon de crise systémique.
Une crise sanitaire ambiguë politiquement
Dès début mars 2020, l’ampleur et la rapidité de la contagion mettaient à mal l’ensemble du système sanitaire espagnol. La violence de l’épidémie, à Madrid, en Catalogne, mais aussi dans La Rioja ou en Aragon, se traduisait par une surmortalité, notamment dans les maisons de retraite. Le gouvernement imposa un « état d’urgence sanitaire », régulièrement prolongé de quinze jours en quinze jours, par les Cortés. La décentralisation des compétences de santé qui relèvent des communautés autonomes obligea l’ensemble des autorités à collaborer. On revit – presque une première – une conférence des présidents des communautés. Le ministère de la Santé prit la main pour créer une centrale d’achats qui donnerait plus de poids aux demandes espagnoles dans la concurrence sauvage qui caractérisait la course aux masques, aux blouses, aux produits soignants, aux respirateurs artificiels à laquelle on assista en avril et mai derniers. Le confinement imposé aux Espagnols fut extrêmement rigoureux et dans l’ensemble très bien suivi. Début avril, le nombre de morts quotidiens dépassait les 800. Un mois plus tard, il était tombé à 200. En juillet, l’épidémie semblait stoppée : les cas de contagion étaient inférieurs à 300 par jour et le nombre de morts tombé sous les 20. Ce n’est qu’à partir de la mi-août que le nombre de nouveaux cas augmentait à nouveau quotidiennement et en septembre, le nombre de décès quotidiens tournait autour des 100.
Le sentiment d’un échec du déconfinement s’est rapidement installé tandis qu’une polémique sur le nombre réel de morts a fait son apparition. Selon le ministère de la Santé, on dénombrerait un peu plus de 31 000 morts fin septembre. Selon une étude de l’université Carlos III (Madrid) et reprise par El País, on était à 45 000 morts en juillet. L’association des victimes du coronavirus comptabilise quant à elle 53 000 décès au 27 septembre 2020.
L’unanimité initiale des autorités centrales et régionales a disparu. On relèvera, pour le folklore, les déclarations des indépendantistes catalans qui affirmaient qu’indépendante la Catalogne aurait évité l’épidémie et on constatera que, selon le dernier sondage du Centre d’études de l’opinion (juillet 2020), dépendant de la Généralité de Catalogne, 50,5% des personnes interrogées se disent opposées à l’indépendance et 42% favorables, le chiffre le plus bas depuis juin 2017. N’y-a-t-il pas là l’indice du retour à la réalité que provoque l’épidémie ?
Plus grave a été la démonstration de l’incapacité du système à organiser une solidarité interterritoriale. Seuls deux malades ont été transférés de l’hôpital d’une communauté vers une autre ! Rien de comparable à ce qui s’est passé en France en mars et en avril. Et carrément catastrophique apparaît la tension extrême actuelle entre le gouvernement central et la Communauté de Madrid. Cette dernière, bastion du Parti populaire depuis 1995, est le « joyau de la couronne » de la droite espagnole. Elle est aussi la vitrine encore brillante de cette offre politique tant par le dynamisme de la capitale que par des politiques fiscales avantageuses. En 2019, le Parti populaire avait même réussi à reconquérir la mairie de la capitale et à briser le rêve de la gauche de faire de la région son nouveau laboratoire. Aujourd’hui, alors que l’épidémie est repartie de plus belle – on compte plus de 1000 cas positifs pour 100 000 habitants et même plus de 2000 dans certains quartiers –, gouvernement central et gouvernement régional s’affrontent. Le ministère de la Santé demande un confinement général tandis que les autorités régionales tentent des limitations de déplacement par quartiers, bouclant les plus touchés et épargnant les autres. Les autorités ne tiennent pas le même discours quant à la gravité de la situation.
Derrière cette cacophonie, l’enjeu est de pure lutte pour le pouvoir. Le gouvernement central entend disqualifier la droite et dénonce l’irresponsabilité de l’exécutif régional madrilène qu’il assimile à Trump et Bolsonaro, en laissant entendre que la présidente madrilène, Sylvia Ayuso refuse les évidences scientifiques. Elle se défend en avançant des arguments économiques et en demandant que Madrid soit traitée comme les autres régions. En arrière-fond, le débat est plus noblement idéologique : face aux politiques de privatisation du Parti populaire, le PSOE défend un modèle plus étatique et dénonce les coupes budgétaires des années 2010-2018 qui expliqueraient les manques de moyens des hôpitaux et des dispensaires de santé. Le conflit prend des proportions inquiétantes tant il révèle que l’État central dispose de peu de leviers d’action sur les communautés autonomes et tant il crée une compétition des pouvoirs assise sur la seule lutte partisane.
La dérivation politique
Alors que les Espagnols s’inquiètent à juste titre des conséquences économiques et sociales, la classe politique se complaît dans des débats étroitement politiciens. Les indépendantistes catalans, qui demeurent la clef ultime de la stabilité parlementaire de la coalition entre le PSOE et Unidas Podemos, font monter les enchères au moment où se discute le projet de budget 2021 (il faut rappeler que l’Espagne continue de vivre sur la prolongation du budget 2018 voté par le Parti populaire, le parti centriste Ciudadanos et les nationalistes basques en mai 2018 une semaine avant la motion de censure qui a fait tomber leur gouvernement de coalition !). Leur demande n’est ni fiscale ni économique. Elle est politique : il s’agit d’obtenir du gouvernement espagnol de nouvelles concessions face au conflit catalan. C’est ainsi qu’ils ont obtenu une première victoire symbolique le 25 septembre dernier. À Barcelone, avait lieu la cérémonie de promotion de l’équivalent de notre École nationale de la magistrature. Elle est traditionnellement présidée par le roi. Le gouvernement s’est opposé à cette venue de Philippe VI. Du coup, pendant la cérémonie, le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire a déploré cette absence. Les nationalistes catalans veulent interdire au Roi la Catalogne. Le président Sánchez semble consentir.
Il faut dire que, par son partenaire de coalition, Unidas Podemos, Sánchez doit faire face à l’expression bruyante de revendications républicaines. Les ennuis fiscaux et les frasques amoureuses de Juan Carlos, qui a décidé de quitter temporairement l’Espagne le 4 août dernier, viennent profondément affaiblir la cause monarchiste. Un débat sur monarchie et république est en train de prendre, bien qu’il ne soit en aucun cas une priorité dans l’esprit public espagnol. Mais ce bruit permet de couvrir le bruit de fond de l’épidémie et de créer une dérivation politique pour éviter une mise en cause de la gestion gouvernementale de cette épidémie.
Plus profondément, cette thématique républicaine vise à remettre en cause le modèle constitutionnel de 1978. L’initiative recueille alors le soutien des indépendantistes de tout genre et des gauches radicales. À terme, elle risque de fragiliser aussi le PSOE qui est, historiquement, l’un des garants de ce pacte démocratique. Le leader de Podemos, Pablo Iglesias, a peut-être trouvé là un levier pour affaiblir la suprématie du PSOE sur la gauche espagnole en favorisant une nouvelle radicalité qui mettrait en lumière le « conservatisme » du PSOE. Le président Sánchez, trop fin politique pour ne pas le savoir, flirte cependant avec le rêve d’être le rénovateur du PSOE. La guerre qu’il a menée et gagnée contre l’ancienne garde – Felipe González en tête – lui donne une assurance certaine. Il faudrait s’assurer qu’il ne s’agit pas de témérité…
« L’autre pandémie »
J’ai trop souvent insisté dans mes contributions précédentes sur la fragilité de l’Espagne pour ne pas mesurer le danger qu’il y a à répéter qu’elle se trouve dans une situation extrême. Pourtant, je lis dans El País du 27 septembre 2020, un article d’Antonio Muñoz Molina qui dresse un diagnostic encore plus sombre. Cet écrivain reconnu, à qui on doit, à côté de ses romans traduits en français, un très bon livre sur la crise économique des années 2010 (Todo lo que era sólido, 2013), n’hésite pas à écrire : « La politique espagnole est aussi destructrice que le virus. On disposera bientôt d’un vaccin contre lui. Mais contre le venin espagnol, il ne semble pas y avoir de remède. Si nous ne faisons rien, ces gens vont tous nous couler ». Qu’un intellectuel aussi mesuré et aussi peu populiste que Muñoz Molina en arrive à une conclusion aussi définitive n’est qu’une nouvelle alerte de la décomposition politique de l’Espagne. La nouvelle est particulièrement inquiétante.
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