L’Europe doit savoir défendre ses valeurs et ses intérêts communs edit
Célébrer le 9 mai, Journée de l’Europe, c’est d’abord rappeler le glorieux héritage de la construction européenne qui a réalisé la pacification et la réconciliation des pays européens. En assurant la paix, elle a en outre permis une prospérité sans précédent dans l’histoire du continent. Les travaux d’histoire économique montrent que jusqu’au XVIIIe siècle le revenu par habitant stagnait en Europe. À la suite des révolutions industrielles, il a augmenté d’environ 1% par an en moyenne entre 1820 et 1912, mais la richesse ainsi créée a été largement détruite par les deux guerres mondiales. Dans les soixante années qui ont suivi la déclaration Schuman du 9 mai 1950, le revenu moyen par habitant a été multiplié par plus de quatre en France et dans le reste de l’Europe. Et le patrimoine privé représente désormais en France près de six fois le revenu national, contre seulement près de deux fois en 1950.
Cet héritage, nous devons le protéger car il est menacé. La crise financière et économique et ses conséquences sociales et politiques ont montré les fragilités de la zone euro. En outre, les défis majeurs auxquels les Européens sont confrontés – terrorisme, crise migratoire, risque de « Brexit » – exposent les faiblesses de l’Union et mettent tous en jeu la capacité des Européens à être unis face à la succession des crises qu’ils doivent affronter. Partout, les partis populistes tentent d’exploiter ces fragilités pour les aggraver au lieu de les résoudre, en vue de favoriser le repli national. Or, ce repli ne saurait apporter la solution à des phénomènes qui dépassent les nations : il n’arrêterait pas l’afflux des migrants, il ne répondrait pas aux fragilités économiques et il ne mettrait pas un terme aux menaces terroristes. Faute de pouvoir blâmer Bruxelles, les populistes s’en prendraient alors à nos voisins européens, renouant l’histoire peu glorieuse des nationalismes européens.
Il est clair cependant que la construction européenne ne pourra se poursuivre sans de profondes réformes : en effet, l’Union telle qu’elle a été construite, guidée par l’objectif de la liberté des échanges tout en limitant autant que possible les partages de souveraineté, ne peut apporter la protection que les Européens attendent dans le contexte actuel. Si l’Union européenne dispose d’un certain nombre d’instruments pour assurer la régulation des marchés, force est de reconnaître que les institutions européennes se sont trouvées dépourvues face à la crise économique comme face à la demande d’un renforcement des politiques de sécurité.
Renouveler le projet européen suppose de répondre aux questions suivantes : quels sont les objectifs collectifs de l’Europe ? Quels sont les biens communs qui requièrent une action commune ? Dans le domaine économique, sous l’effet de la crise de la zone euro, les Européens ont découvert qu’un déficit grec était aussi un déficit européen ; et, au-delà de la monnaie, la stabilité financière s’est peu à peu imposée comme un bien commun à protéger dès lors que la crise de l’un de ses membres peut menacer la stabilité de l’ensemble de la zone euro. Mais, cette réflexion dépasse le seul champ économique et concerne aussi les facteurs essentiels de la puissance, comme la technologie, l’énergie ou encore les politiques de sécurité. Sous l’effet de la crise migratoire, les gouvernements et les opinions publiques découvrent qu’une frontière nationale, en Grèce ou en Italie, constitue un segment des frontières extérieures communes de l’UE, dont la protection est un enjeu pour tous les Etats membres.
En outre, qu'il s'agisse du terrorisme islamiste, des changements politiques au Proche et au Moyen-Orient, des tensions récurrentes avec la Russie, notamment à propos de l’Ukraine, ou des conséquences de la puissance désormais « relative » des Etats-Unis, les Européens font face à une dégradation accélérée des conditions de leur sécurité collective. De la régulation des flux migratoires à la lutte contre le réchauffement climatique ou au renforcement de la sécurité des approvisionnements énergétiques, les enjeux internationaux mettent en jeu la capacité collective des Européens à répondre aux transformations géopolitiques mondiales.
Les négociations commerciales en sont un autre exemple. Dans le monde actuel, les sources de croissance sont pour une large part hors d’Europe du fait des dynamiques démographiques et de rattrapage économique, mais aussi parce que de nombreuses innovations technologiques se diffusent ou se rentabilisent sur une échelle mondiale. Dans ce contexte, le protectionnisme n’a de protection que le nom. Cela ne veut pas dire pour autant que l’Europe ne doive pas défendre ses intérêts et ses préférences. Cela passe notamment par l’exigence de la réciprocité, par exemple en matière d’application des principes d’économie de marché, de protection de la propriété intellectuelle, de commande publique ou de garanties à l’exportation. Cela suppose également d’assurer que les traités commerciaux, y compris le TTIP, ne remettent pas en cause (directement ou indirectement au travers de mécanismes non encadrés de règlements des différends) les dispositions existantes dans la réglementation européenne en matière de protection des consommateurs, que ce soit dans les domaines de la santé, de l'agriculture, de l'environnement ou de la finance. Enfin, cela demande que l’Europe dispose d’outils de contrôle du respect de ses règles qui soient aussi efficaces que les outils américains, par exemple en matière fiscale, financière ou de contrôle des normes techniques.
Pour permettre à l’Union européenne de mieux assurer la protection de ses citoyens, la question de la méthode est indissociable de celle de la volonté politique. Dans le cadre de l’Union, il convient de partir toujours d’une tentative sincère d’évoluer à 28. Néanmoins, compte tenu de l’exercice en commun de prérogatives régaliennes que ce projet politique implique, il est peu probable qu’il puisse rassembler – au moins dans un premier temps – les 28 Etats membres de l’UE. Pour les projets les plus audacieux (comme le fut le projet européen lui-même à ses débuts), un plus petit nombre d’Etats doit prendre l’initiative d’avancer avant les autres pour démontrer la viabilité et l’intérêt de l’intégration. Dans ce cadre, la relance du dialogue franco-allemand a un rôle fondamental à jouer.
La construction européenne a trouvé son sens pendant un demi-siècle en ancrant la paix et la démocratie sur le continent et en ouvrant aux entreprises européennes un marché domestique de taille comparable au marché américain. Il faut désormais lui apporter un prolongement politique et externe. L’Union doit se tourner vers un monde qui change rapidement, et s’adapter aux rapports de force politiques mondiaux en mutation. Trop souvent, l’Union européenne ne pense pas en termes stratégiques et s’interdit par là même d’avoir en tant que telle une influence plus grande sur la scène internationale à la mesure de son poids économique. Elle se réduit trop souvent à un « forum » de discussion entre pays membres; elle doit désormais savoir défendre ses valeurs et ses intérêts communs dans l’ « arène » des rapports de forces internationaux. C’est la condition pour que les Européens puissent être des leaders de la mondialisation économique et géopolitique et non pas de simples acteurs condamnés en permanence à s’adapter à des processus « globaux » qui leur échappent. C’est la condition pour redonner aux Européens le sentiment de leur liberté.
L'auteur remercie vivement Jean-François Jamet pour ses commentaires toujours précieux
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