Marine Le Pen ouvre un nouveau front edit
Le temps de la « peste blonde », suivant le titre du magazine Causeur de ce mois-ci, est-il venu ? On sent poindre l’inquiétude, aussi bien dans les commentaires médiatiques que politiques. Et même si beaucoup de commentateurs s’empressent de déclarer que finalement Marine Le Pen n’est que la fille de son père, et que donc rien ne change fondamentalement au Front national, son élection à la présidence du parti inquiète déjà plus qu’elle ne rassure.
Il faut dire aussi que les récentes enquêtes d’opinion sur la prochaine présidentielle donnent des sueurs froides dans les rédactions et les sièges des partis : on y parle beaucoup semble-t-il de 21 avril à l’envers ou à l’endroit, c’est selon. D’autant que si l’on porte le regard à la fois au-delà de cette actualité politique immédiate et au-delà des frontières nationales, les signes d’une radicalisation de l’opinion publique et des électeurs européens sur la question de l’islam sont nombreux : résultats électoraux en hausse des partis ouvertement anti-islamistes voire anti-musulmans dans la plupart des pays européens, succès considérable du livre de Thilo Sarrazin en Allemagne, enquêtes d’opinion concordantes (sondage IFOP-Le Monde sur la France et l’Allemagne, enquête Voxmeter-CIR au Danemark), etc.
Cette convergence doit être analysée et comprise à sa juste mesure, ni plus ni moins. C’est-à-dire ni comme un inéluctable « choc de civilisation » entre l’Ouest et l’islam dont l’Europe serait le théâtre privilégié, ni comme une peur irrationnelle et infondée de la part de populations frileuses qui seraient soumises à de fausses représentations et n’auraient décidément rien compris à l’ouverture internationale tant de leurs métiers que de leurs quartiers ou encore aux charmes de la diversité culturelle. Il se passe bel et bien quelque chose de politique qui concerne d’abord l’Europe et les populations qui y vivent, et Marine Le Pen comme ses homologues néopopulistes européens l’ont bien compris. Pis, ils ont décidé de s’en servir politiquement.
Bien sûr, la nouvelle présidente du FN reprend les vieilles antiennes de l’extrême-droite. Elle n’innove qu’à la marge mais cela suffit amplement pour que l’on puisse et doive le remarquer et, surtout, pour lui permettre d’élargir aujourd’hui son audience et demain, qui sait, son électorat. Il faut être plus précis si l’on veut comprendre l’enjeu des déplacements de lignes auxquels elle procède. Il y a des sujets sur lesquels la fille reste pleinement dans le sillage de son père, il y a ceux sur lesquels elle poursuit une évolution déjà amorcée, et il y a certains aspects de la doctrine du FN à propos desquels elle innove.
Le discours classique, c’est celui de la protestation anti-élitaire, anti-européenne et anti-immigrés. Le populisme lepéniste, père ou fille, reste un nationalisme qui cherche des boucs-émissaires selon un procédé éculé. Rien de nouveau ici ni dans le discours ni sans doute en termes d’impact dans l’opinion ou l’électorat – l’essentiel est déjà fait.
L’évolution qu’elle poursuit, c’est celle qu’elle a elle-même entreprise il y a quelques années en faisant bouger le discours économique et social de son parti vers… la gauche ! D’abord par petites touches, notamment dans son « laboratoire » du Nord-Pas-de-Calais, à Hénin-Beaumont, où elle s’est implantée et désormais de manière plus ample : « À chaque fois qu’un secteur est transféré du public vers le privé, cela se traduit par une régression de l’égalité et par une explosion des coûts. Je suis donc pour un service public des transports, de l’éducation, de la santé, des banques et des personnes âgées. Et je suis également pour l’intervention de l’État dans des secteurs stratégiques : énergie, communications, télécommunications et médias. Je réfléchis par ailleurs à une révolution fiscale qui rétablirait notamment l’équilibre entre le capital et le travail. » (Entretien, Causeur, janvier 2011). Aux arguments nationalistes (« la préférence nationale ») classiques, elle ajoute donc désormais, à destination des catégories populaires et moyennes, un discours économique et social anti-mondialisation, anti-euro et anti-capitalisme que ne renierait pas la gauche radicale.
C’est toutefois dans un autre domaine que Marine Le Pen rompt les amarres avec le navire paternel : celui des valeurs morales et culturelles. Elle déclare en effet depuis quelques temps que le Front national est le premier rempart non seulement de la laïcité et de la République mais encore des droits individuels dits post-matérialistes (ceux des femmes et des homosexuels par exemple) contre l’islam, ses lois, ses pratiques et, surtout, ses croyants. L’amalgame constant entre islamisme et islam, entre fondamentalistes et pratiquants occasionnels, entre la variété des pratiques elles-mêmes… tout cela ne compte évidemment pas dans la rhétorique radicale déployée par le néopopulisme contemporain. Ce qui compte, c’est l’extension du domaine de la lutte politique par le FN à de nouveaux terrains et à de nouvelles catégories de la population.
Car en empruntant le chemin ouvert il y a quelques années déjà par le Néerlandais Pym Fortuyn, Marine Le Pen saisit sur le vif les ambiguïtés de l’idéal multiculturaliste qui s’est déployé depuis une trentaine d’années dans les sociétés européennes, et dont le trait commun a été de valoriser, politiquement, socialement et culturellement ce que l’on appelle couramment les « minorités » : les femmes, les homosexuels, les immigrants, les « minorités visibles » qu’elles soient ethno-raciales ou religieuses, etc. Bref, tous les individus dont un des critères identitaires au moins peut les distinguer du groupe majoritaire – celui-ci étant vite réduit aux « hommes blancs hétérosexuels » ainsi qu’on le nomme ironiquement aux Etats-Unis, dont la fonction identitaire et sociale principale est donc de dominer et de discriminer les membres des minorités.
En jetant aux orties le vieux modèle familialiste de l’extrême-droite (anti-avortement, anti-gay…) et en brisant ainsi le lien multiculturaliste unissant les minorités de toutes origines, Marine Le Pen se donne, au nom de la défense des femmes et des homosexuels contre les musulmans, les moyens de séduire de nouveaux milieux et de nouvelles catégories sociales, au-delà de ceux que le FN touchait jusqu’ici. Si elle réussit son pari non tant de dé-diaboliser son parti que de le faire sortir de son carcan électoral en grignotant des voix sur ces enjeux-là, comme c’est déjà le cas sur les questions économiques et sociales, elle pourrait bien menacer les partis de gouvernement notamment à gauche.
Une gauche qui ayant déjà largement perdu son électorat populaire traditionnel (davantage en faveur de l’abstention certes que du vote frontiste) peut difficilement se permettre de voir disparaître encore quelques pans de ce qui lui reste, surtout sur des sujets tels que la défense des droits des femmes et des homosexuels ou encore de celle de la République et de la laïcité. Dans ces conditions, il est difficile de voir comment une gauche qui aspire à gouverner le pays dans la durée pourra longtemps encore éviter de penser à nouveaux frais – et ils seront élevés – son idéal multiculturaliste : en clair la cohérence entre d’une part une inclination devenue quasi-naturelle et sans cesse revendiquée pour le respect absolu de la « diversité » et, d’autre part, son attachement viscéral à la défense et à l’extension des droits de l’individu.
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