La laïcité, un principe républicain avant d’être libéral edit
Dans son article intitulé « Laïcité : un procès en libéralisme ? », publié par Telos le 1er février 2018, Alain Bergounioux nous interpelle directement en nous faisant le reproche d’en appeler à une « laïcité républicaine » face à une « laïcité libérale ». La laïcité, explique-t-il, serait avant tout un régime de liberté individuelle, d’essence libérale donc, et le républicanisme à la française – celui dont se réclamaient notamment les législateurs de 1905 – ne serait finalement qu’un autre nom du libéralisme politique. Alain Bergounioux parle même dans la dernière phrase de son texte de « républicanisme libéral ».
On voudrait montrer, ici, rapidement, qu’il s’agit d’une interprétation erronée qui conduit son auteur à une conception très restrictive, et donc peu opératoire, de la laïcité, particulièrement dans le contexte actuel.
La laïcité ne saurait se résumer à un régime de liberté individuelle, pour des raisons historiques tout d’abord. En effet, la loi de 1905, dite de séparation des Eglises et de l’Etat, n’est qu’une partie de l’édifice laïque. La fondation du principe de laïcité à la française, de manière incommensurable aux autres expériences en la matière, notamment celle des Etats-Unis à la même époque, date de la Révolution française. Elle naît à la fois de l’Article X de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, celui qui fait de la liberté religieuse une liberté d’opinion comme les autres, et surtout du décret du 20 septembre 1792 qui transfère l’état-civil des mains de l’Eglise vers celles de l’Etat. Enlever à l’Eglise les registres des naissances, des mariages et des décès, c’est en effet l’acte fondateur de l’Etat laïque en France, un acte qui correspond d’ailleurs au moment même de l’abolition de la monarchie et de la naissance de la République. Défaire le lien entre état-civil et sacrements, c’est précisément poser les fondements d’une laïcisation de la société à travers celle de l’Etat. Ce qui, au passage, rend pour le moins étrange de dire que la société ne saurait être laïque, alors l’Etat le serait. L’un ne peut aller en effet sans l’autre dans le contexte français. Sans le profond désir, dans la société française, de se détacher de la religion, en particulier ici dans les moments-clefs de l’existence que sont la naissance, le mariage et la mort, l’Etat n’aurait pu devenir laïque. Et sans la laïcisation de l’Etat, dont la loi de 1905 parachève l’évolution, après la laïcisation de l’enseignement dans les années 1880, la société elle-même n’aurait pas pu se détacher autant de la religion et permettre ainsi une émancipation morale, collective aussi bien qu’individuelle.
Mais au-delà de ces raisons historiques bien connues, la laïcité ne saurait se résumer à un régime de liberté individuelle pour des raisons philosophico-juridiques profondes puisque la liberté définie par la loi de 1905 est une liberté publique et non civile.
Liberté publique, liberté civile
La distinction qui s’inscrit dans les termes mêmes utilisés par les droits français et anglo-saxon – libertés publiques, civil liberties – est cruciale ici si l’on veut comprendre la différence entre le régime laïque et le régime de tolérance par exemple. La laïcité existe comme liberté attachée à la qualité de citoyen, et non à celle d’individu. C’est une liberté qui n’existe pas comme droit naturel mais parce qu’elle est instituée dans le cadre d’une communauté politique, souveraine, qui en décide pour l’ensemble de ses membres. Une liberté, liée, encadrée et limitée par la notion « d’ordre public, donc de l’intérêt général » comme le reconnaît d’ailleurs Alain Bergounioux. Une liberté que définissent, ensemble, les citoyens souverains, réunis par leur volonté commune de constituer un ordre politique spécifique, distinct de tout autre. Une liberté qui tient à distance, au nom de la raison, toute possibilité d’influence, d’interférence ou de contrainte de l’individu par tel ou tel intérêt particulier, au premier chef par celui de tel ou tel culte. Ainsi la laïcité permet-elle non seulement au citoyen de choisir et d’exercer librement le culte de son choix mais elle est aussi et indissociablement le principe qui le protège de l’influence des cultes, de tous les cultes. De même, si l’Etat est neutre au regard des cultes, c’est bien évidemment qu’il ne peut en promouvoir aucun mais c’est aussi qu’aucun culte ne peut et ne doit avoir d’influence sur lui, et ce d’aucune manière.
Ce sont là des distinctions essentielles si l’on veut comprendre pourquoi la laïcité est tout sauf d’essence libérale, ou encore si l’on veut bien comprendre ce qu’implique la séparation entre public et privé qu’évoque Alain Bergounioux à plusieurs reprises pour dire que nous voudrions voir la frontière qui sépare ces deux espaces effacée. Ne retenir de la laïcité qu’une liberté individuelle et une neutralité limitée à l’interdiction faite à l’Etat et à ses agents de promouvoir tel ou tel culte, c’est en effet la penser et la vouloir « libérale ». Mais cela ne permet ni d’en comprendre le sens réel ni l’originalité au regard d’autres régimes, de sécularisation ou de tolérance, tels qu’on les trouve dans d’autres démocraties notamment.
La réduction de la laïcité à une liberté libérale conduit Alain Bergounioux à nier à l’Etat « la responsabilité de promouvoir les principes de la laïcité, au risque de bousculer sa neutralité ». Mais dès lors qu’est-ce qu’un Etat laïque qui ne promouvrait pas les principes de la laïcité ? En formant ses agents à ces principes notamment ? En exigeant le respect de ces principes par l’ensemble des citoyens, dans un souci d’égalité notamment ? Voilà une étrange manière de comprendre et de concevoir la neutralité de l’Etat au regard des cultes, sauf à considérer que l’Etat menace la liberté religieuse des individus dans la société. On est ici dans le cadre libéral, celui d’une laïcité conçue comme une liberté civile, celui dans lequel la société (civile) doit se protéger par tous les moyens des intrusions de l’Etat en son sein ; et non dans le cadre républicain, celui d’une laïcité conçue comme une liberté publique, celui dans lequel les citoyens exercent leurs droits sous la protection de l’Etat contre les intérêts particuliers et les affiliations identitaires qui traversent la société.
L’argumentation d’Alain Bergounioux trouve ses limites dans la discussion de la loi de 2004 sur le port ostensible de signes religieux par les élèves de l’enseignement public du premier et du second degré. Alain Bergounioux explique que cette loi a été prise « afin d’éviter toutes les formes de pression qui restreignent (voire empêchent) la liberté des individus ». À première vue cela sonne juste. Mais on pourrait tout autant soutenir que la loi restreint la liberté individuelle d’afficher ostensiblement un signe de sa croyance religieuse. La loi limiterait donc la liberté individuelle… au nom de la liberté individuelle ? On comprend bien qu’à moins de rentrer dans une discussion infinie sur le conflit des libertés, il s’agit d’autre chose. La loi de 2004 est précisément le contraire d’une loi libérale, elle est une loi républicaine. Elle n’est pas fondée sur la liberté individuelle mais sur l’idée que les élèves ne sont pas (encore) des individus – c’est-à-dire des sujets autonomes de raison naturellement titulaires de droits si l’on suit la définition libérale. La loi présuppose qu’ils sont des consciences en formation, qu’ils ne sont donc pas encore capables d’un choix véritablement libre de leur croyance ou de leur culte, et qu’il est donc indispensable de les protéger, dans l’espace scolaire au moins, de toute influence extérieure en la matière. Ce n’est pas une loi libérale (au sens de loi de liberté individuelle) mais bel et bien une loi républicaine (au sens de loi de liberté publique) puisque pour protéger l’élève elle contraint l’ensemble de la société, dans un espace déterminé (l’école), à renoncer à une liberté individuelle.
L’exemple de la loi de 2004, son principe comme son utilité et son efficacité, montre si besoin en était que la question laïque comprend bien une dimension de liberté, qui est moins celle de l’individu que celle du citoyen, mais qu’elle va bien au-delà puisqu’elle confère à la communauté des citoyens, au-delà de la liberté dont ils peuvent chacun bénéficier en matière de culte, la possibilité de se penser collectivement en dehors de toute référence extérieure à elle-même, en dehors de toute pression, intérêt, affiliation, appartenance, etc. qui émanerait de tel ou tel de ses groupes constitués, factions ou parties. Et que cette possibilité de se penser collectivement est précisément incarnée par l’Etat, à la fois comme corps institutionnel et comme principe politique. La remise en cause de cette manière de se penser et de se comprendre comme citoyens est aujourd’hui la plus grande menace qui pèse sur ce que nous sommes, comme pays et comme société.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)