Le macronisme: une verticale du pouvoir incomplète edit
Il est particulièrement périlleux de tenter de dresser le bilan d’une action politique, a fortiori d’un mandat présidentiel, au bout d’un an. Il est même impossible de le faire si l’on s’en tient aux résultats de la politique menée par le président de la République, son gouvernement et sa majorité. À la fois parce que ceux-ci sont dus en partie au pouvoir précédent et parce qu’ils ne sont pas encore assez significatifs pour donner un éclairage net sur la pertinence des choix revendiqués. L’angle des politiques publiques n’est donc pas le bon si l’on veut dessiner les contours (pour le moment hypothétiques) d’un « macronisme », un an seulement après l’élection de celui qui en est à la fois l’inspirateur et la principale incarnation.
Mieux vaut donc se tourner vers une autre perspective, en essayant de comprendre quel est le ressort profond de ce nouveau pouvoir qui a surgi dans le paysage politique français. Un pouvoir doublement nouveau puisqu’il est à la fois le résultat d’une volonté nouvelle, affichée et revendiquée comme telle, et celui d’une situation elle aussi nouvelle. Il est indispensable d’aller au-delà de ce qui est visible, à l’oeil nu, de cette « nouveauté » politique : les méandres de la communication présidentielle, les décisions prises… pour tenter de saisir ce qui n’est pas immédiat : la philosophie politique sous-jacente de ces paroles et de ces actes, ou du moins la manière dont ils sont conçus et pensés par les acteurs, au premier chef ici par le président de la République. Par chance, celui-ci n’est pas avare de longues explications sur ses sources d’inspiration, sur les raisons de son action ou encore sur la manière dont il entend la mener.
On partira d’un élément qui caractérise incontestablement la posture adoptée, dès son élection, par le chef de l’Etat : la verticalité du pouvoir présidentiel. Nul ne lui conteste en effet une volonté en ce sens, que ce soit pour s’en féliciter ou que ce soit pour s’en désoler. Pourtant, et ce sera notre argument central ici, cette verticalité reste aujourd’hui encore incomplète. Construite à partir du régalien, du haut, elle n’arrive pas en effet jusqu’au populaire, en bas.
La verticalité du pouvoir présidentiel, dans le cadre républicain, est une colonne d’air qui relie le régalien au populaire, le haut et le bas, le pouvoir qui s’exerce et sa légitimation politique. Il est incontestable, depuis le soir de sa victoire et son entrée spectaculaire dans la cour du Louvre, qu’Emmanuel Macron a compris l’impérieuse nécessité de remettre debout, à coups de symboles, l’incarnation du pouvoir présidentiel, négligée voire abîmée par ses deux prédécesseurs aux yeux de nos concitoyens. Le jeune président de 40 ans a d’ailleurs, depuis, pleinement assumé cette incarnation sur la scène internationale comme sur la scène nationale, au point de se voir baptisé « Jupiter » et de se voir reprocher une dérive monarchique – reproche déjà enduré par nombre de ses prédécesseurs à l’Elysée.
Toutefois, Emmanuel Macron n’a pas (encore ?) su ou pu reconnecter le régalien au populaire, au bout d’un an d’exercice du pouvoir suprême, le piédestal n’est toujours pas devenu un socle. On voit même se dessiner une fracture entre un exercice du pouvoir présidentiel, pleinement incarné et assumé, et la manière dont il est perçu et reçu dans le pays : « président des riches », « froideur technocratique »… Cette distance qui s’est rapidement installée a plusieurs causes. Certaines sont bien identifiées, d’autres restent plus contestées. On en distinguera quatre.
La première cause, la plus communément admise, de cette coupure, tient aux conditions mêmes de l’élection d’Emmanuel Macron. Celles-ci fournissent d’ailleurs encore des motifs de contestation de la légitimité politique du président de la République du côté de la France Insoumise par exemple ou dans les manifestations qui ont rythmé la première année du quinquennat, comme si un troisième tour de l’élection présidentielle était indispensable aux yeux de nombre de militants de gauche, et qu’il devait nécessairement se dérouler dans la rue. On sait que le président de la République a été élu dans un second tour contre Marine Le Pen, à l’issue d’un premier tour serré où il n’a rassemblé que 24% des électeurs. Mais malgré cette base électorale étroite – il est apparu comme le meilleur candidat de la France du « oui » au traité constitutionnel européen de 2005 –, il a trouvé la clef du centre contre des blocs renvoyés loin à droite (le Front national et Les Républicains version Fillon-Wauquiez) et à gauche (la France Insoumise et un PS réduit au score de Benoît Hamon) mais incapables de s’unir pour s’opposer à lui. La coupure de la colonne d’air peut se lire ici suivant la ligne populiste : le chef de l’Etat serait le représentant du haut, des « élites » (pro-européennes, ouvertes à la mondialisation, CSP+, présentes dans les grands centres urbains, etc.) contre des formations incarnant le bas, le « peuple », mais un peuple divisé entre une configuration sociale et une configuration nationale-identitaire dont la conjonction démocratique est a priori impossible. Cette impossibilité d’un peuple laisse toute latitude à un pouvoir qui pense pouvoir s’exercer par le haut sans avoir besoin du bas.
Une causalité aussi simpliste doit évidemment être rapidement complétée. Une deuxième origine de la coupure de la colonne d’air républicaine tient à la pente technocratique du pouvoir macronien. Celui-ci a été à juste titre décrit comme une reprise en mains des affaires publiques par la haute fonction publique de l’Etat. Celle, plus précisément, d’une nouvelle génération de hauts fonctionnaires, née à l’âge de la mondialisation, de la révolution numérique et du New Public Management. La France renoue ici avec une grande tradition de son histoire : l’intervention directe des élites étatiques pour remettre le pays « en marche », sur les bons rails, du colbertisme au gaullisme en passant par le saint-simonisme et son riche héritage tout au long du XIXème siècle. Cette fois, début du XXIème siècle oblige, c’est en lien avec les élites de la nouvelle économie, sur fond de volontarisme entrepreneurial. Le bas de la colonne d’air, le populaire, se retrouve à la traîne d’une telle dynamique : la France des territoires, des notables, des élus locaux et des réseaux traditionnels apparaît non seulement comme notariale et rentière, incapable d’innovation et de disruption, mais surtout comme conservatrice, un pêché mortel à l’âge du nomadisme, de la « société liquide » et de l’hyper-connection.
L’inspiration philosophique du président de la République, celle dont il a parlé à de multiples reprises ces derniers mois, fournit une troisième explication de la coupure. Emmanuel Macron s’inscrit en effet explicitement, de manière a priori paradoxale avec le caractère colbertiste que l’on vient de souligner, dans une tradition d’attention à la société civile, aux contre-pouvoirs et aux équilibres qui y sont représentés. Cette tradition politique, c’est celle de la « deuxième gauche », pour laquelle l’Etat est sinon suspect du moins toujours trop présent voire trop pesant ; celle pour laquelle la négociation et le compromis, social en particulier, valent autant sinon davantage que la loi, expression d’une volonté générale qui n’est à ses yeux qu’une autre manière de désigner la tyrannie de la majorité. L’équilibre macronien, revendiqué, du « en même temps » vient de là, et les références et révérences du président de la République vont très souvent à cette famille politique. Mais cette horizontalité toute ricoeurienne peut difficilement l’aider à relier le régalien au « populaire ». Cela l’en éloigne même sans doute encore un peu plus. Ne serait-ce que parce que cette société civile complexe faite de groupes sociaux constitués et de multiples représentants des différents fragments du corps social français ont rarement été dans l’histoire nationale des rouages efficaces entre le pouvoir politique et le peuple, ils ont même été, le plus souvent, des freins à la construction d’un tel lien. On y retrouve aussi bien la tentation élitiste lorsque cette société civile est le plus souvent réduite, dans le discours présidentiel, à sa frange dynamique et innovante. De plus, à l’époque de la crise généralisée de la représentation que nous vivons, l’affichage fréquent d’une horizontalité qui se veut consensuelle et pacificatrice peut s’avérer contre-productif, d’autant plus quand il est démenti, dans les faits, par une prise de décision politique très verticale qui est le fait d’une étroite élite étatique réunie autour du président.
Une quatrième cause, sans doute plus fondamentale encore, explique cette coupure de la colonne d’air entre le régalien et le populaire. Elle tient à l’attention, perçue comme bien trop faible, accordée par le pouvoir actuel à l’inquiétude des Français face aux défis qui pèsent sur leur identité commune – immigration, intégration, laïcité, frontières, souveraineté, terrorisme, « insécurité culturelle »… La préoccupation majeure au sommet de l’Etat se veut avant tout économique ; on pourrait ainsi la qualifier d’économicisme, coagulation de l’esprit technocratique, de l’inspiration managériale et de la possibilité de conclure des deals sur tous les sujets. Ce sont d’ailleurs les sujets économiques et sociaux qui se prêtent le mieux au pragmatisme macronien du « en même temps ». Le dyptique « libérer et protéger » qui définit le projet d’ensemble du quinquennat en la matière, même si l’on a bien compris qu’il y avait un temps pour chacune de ses composantes, est un équilibre qui permet a priori de s’allier tour à tour une partie de la gauche et une partie de la droite. La chose semble en tout cas possible après les dérives et impasses des quinquennats précédents. Le problème, et il est de taille, c’est que d’autres enjeux, ceux qui renvoient précisément à l’identité commune des Français sont beaucoup moins susceptibles d’être traités dans cet habile et confortable « en même temps ». Or ce sont ces enjeux-ci qui sont devenus, ces dernières années, les plus saillants pour nos concitoyens. Ils les placent même désormais volontiers devant leurs préoccupations économiques et sociales – emploi, pouvoir d’achat, retraite… – même si celles-ci restent très présentes. Le chef de l’Etat se montre moins à l’aise en la matière, dans ses interventions publiques notamment, comme si son pragmatisme ne fonctionnait pas avec la même efficacité qu’en matière de réformes économiques. Alors même que l’on est là, outre l’impérieuse nécessité d’un discours construit sur le sujet qu’appelle une époque marquée par l’exacerbation des revendications identitaires de toutes sortes, au coeur du vieux contrat politique entre le régalien et le populaire, celui qui définit par un aller-retour permanent la complexe et mouvante « identité de la France » chère à Fernand Braudel.
Pour réussir son quinquennat et redonner ainsi toute sa confiance en lui au pays, il est indispensable qu’Emmanuel Macron rétablisse la circulation de l’air dans la colonne qui relie le régalien au populaire. Sans cette pleine et entière verticale du pouvoir qui fait tenir ensemble la France, il est à craindre qu’outre un échec politique de celui qui veut en incarner avec force le renouveau en ce début de XXIe siècle, le pays ne se défasse encore un peu plus, ce qui ouvrirait toute grande la porte de toutes les incertitudes.
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