Réviser les traités: une opportunité pour les États membres de maîtriser collectivement leur destin edit

2 mai 2024

Le 22 novembre dernier, le Parlement européen a, à une majorité modeste, saisi le Conseil[1] d’un projet de révision des traités de l’Union européenne[2]. Le 18 décembre, le Conseil a formellement transmis ce projet au Conseil européen[3]. La première étape de la procédure ordinaire de révision des traités est ainsi franchie. Il appartient désormais au Conseil européen de décider, à la majorité simple, s’il est favorable à examiner ce projet de révision[4]. À l’approche des élections européennes, et alors qu’à l’actuelle présidence belge du Conseil succèderont les présidences hongroise et polonaise, il est clair que l’institution présidée par Charles Michel dispose d’une fenêtre de tir pour placer la réforme des textes fondateurs de l’Union au centre des débats.

La saisine du Conseil par le Parlement européen, en novembre, était, en réalité, une relance[5]. Dès le 9 juin 2022, un mois après que la Conférence sur l’avenir de l’Europe a rendu son rapport proposant plus de trois cents mesures pour réformer l’Union[6], le Parlement européen, s’appuyant largement sur ce document, a saisi le Conseil[7]. Un an et demi durant, celui-ci a hésité à reconnaître l’enclenchement par les députés européens de la procédure de révision.

Cette hésitation reflète les divergences entre les gouvernements européens sur la question de la révision des traités.

Dès le terme de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2022, le Président français s’est déclaré favorable à une révision[8]. Le même jour, treize États membres – Bulgarie, Croatie, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Roumanie, Slovénie et Suède – joignaient leur plume pour exprimer leurs réserves au principe d’une telle révision[9]. Quatre jours plus tard, six autres États membres – Allemagne, Belgique, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et Espagne – publiaient une déclaration ouverte à une révision[10], en écho à la position française.

Les termes du débat entre partisans et opposants à une révision des traités sont connus.

Les premiers estiment que les crises successives auxquelles l’Europe a été confrontée ces quinze dernières années appellent l’Union à se doter d’instruments de réponse plus robustes et à renforcer son intégration dans des domaines clefs tel que la défense, la santé ou la fiscalité. La perspective de l’élargissement, nettement plus tangible depuis que la Russie tente de revenir par les armes sur l’effondrement de l’URSS, rendrait une réforme des institutions européennes nécessaire, afin que celles-ci puissent, demain, à trente ou davantage d’États membres[11], fonctionner avec fluidité et faire respecter les valeurs de l’Union. Au demeurant, les citoyens européens ne se seraient-ils pas eux-mêmes exprimés en faveur d’une révision, dès lors que, de l’avis des experts, une part significative des propositions formulées par la Conférence sur l’avenir de l’Europe nécessite d’amender les textes fondateurs ?

À cela, les seconds répondent que l’Union a précisément démontré, ces dernières années, sa capacité à improviser et gérer les crises sans qu’il soit besoin de réviser les traités. Les achats centralisés de vaccins, l’ambitieux plan de relance « Next Generation EU » et le financement par la Facilité européenne pour la paix de livraisons d’armes à l’Ukraine n’en seraient-ils pas la preuve ? Dans l’ensemble, l’Union fonctionnerait plutôt bien à traités constants. Au-delà, les divergences entre États membres seraient telles qu’il serait pour l’heure impossible, politiquement, d’aboutir à un consensus sur un projet de révision. D’ailleurs, il serait imprudent, dans le contexte de l’essor de mouvements très critiques de l’intégration européenne, de pousser celle-ci davantage encore, ce qu’à coup sûr une nouvelle révision des traités ne manquerait pas de faire.

Il semble que ces derniers arguments négligent une dimension importante de la révision des traités, qui plaide pour son principe : réviser les traités est une opportunité pour les États membres de maîtriser collectivement leur destin.

Maîtres des traités 

L’exigence d’un consensus entre États membres, inhérente à la procédure de révision des traités, est l’expression d’un principe de souveraineté, n’est pas infranchissable et rappelle collectivement les États membres à leur rôle de « maîtres des traités ».

Il est vrai que l’ensemble des procédures de révision des traités de l’Union européenne, ordinaire ou simplifiées, exigent un « double consensus », d’une part, des gouvernements des États membres ou de leurs chefs d’État[12], et d’autre part, des parlements nationaux[13]. Partant, pour peu qu’un seul gouvernement ou parlement national refuse la révision proposée, celui-ci peut tout bloquer.

Ce « droit de véto » de fait conféré à chaque État membre découle de ce qu’une révision des traités est susceptible de modifier substantiellement l’ossature communautaire et donc les éléments essentiels du contrat auquel chaque État membre a consenti en adhérant à l’Union.

C’est là l’expression d’un principe de souveraineté, situé à la base du droit international public, en vertu duquel un État ne peut pas être lié par un engagement auquel il n’a pas explicitement consenti et, réciproquement, tout engagement auquel il a régulièrement souscrit s’impose à lui.

La révision des traités n’est pas la seule procédure qui, dans la conduite des affaires européennes, exige ce « double consensus ». Il en existe plusieurs, dont la portée « constitutionnelle » ou la sensibilité justifie cet exigeant seuil d’adoption. Il en va notamment ainsi de l’adhésion d’un État candidat[14], du choix des règles communes encadrant l’élection des députés européens[15] ou de la détermination des ressources propres de l’Union[16]. Ce « double consensus » est par ailleurs requis pour que s’applique dans sa totalité et sur l’ensemble du territoire de l’Union une convention internationale « mixte », c’est-à-dire une convention relevant pour partie des compétences de l’Union et pour partie des compétences des États membres – telle que la Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes[17].

Si l’obtention de ce « double consensus » n’est, politiquement, pas toujours aisée – la menace, répétée ces dernières années, du « véto » hongrois l’illustre –, elle récompense les efforts de négociation. La difficile adoption à l’unanimité du Conseil, à la fin de l’année 2020, du cadre financier pluriannuel de l’Union pour la période 2021-2027 montre que les résistances les plus fermes peuvent, parfois au prix d’une négociation « musclée », être dénouées.

Au demeurant, les récentes évolutions politiques en Pologne nous disent que même les gouvernements les plus en rupture avec les valeurs européennes ne sont pas éternels, et que si les États restent, les gouvernements passent. Les États membres qui malmènent, aujourd’hui, les fondements du projet européen, seront peut-être, demain, leurs champions. La révision des traités et la recherche du consensus qui lui est inhérente doivent s’inscrire dans une réflexion de temps long, qui dépasse les mandats et les clivages politiques.

Au-delà, on ne peut ignorer que l’Union européenne est, sans préjudice de sa singularité, une organisation internationale créée de toute pièce par ses États membres, qui sont les auteurs des traités[18] (certains diraient même « les maîtres des traités »[19]). A ce titre, il revient collectivement aux États membres de faire front commun pour déterminer les objectifs, le cadre et les moyens d’actions sur le fondement desquels l’Union évoluera demain.

En renonçant à exercer cette fonction primordiale, les États membres alimenteraient une lecture (d’ailleurs partagée par une partie des fonctionnaires de la Commission européenne) selon laquelle les États membres, pris collectivement, sont davantage un frein à l’action qu’un appui. Cela n’est pas souhaitable et le sera encore moins demain, à trente ou davantage d’États membres.

Le prix de ce renoncement doit en outre être évalué dans le contexte d’un déséquilibre croissant entre, d’une part, des États membres sous pression budgétaire, disposant de moins en moins de moyens pour cultiver une expertise et suivre l’ensemble des sujets européens dans leur technicité ; et d’autre part, une Commission européenne qui s’étoffe et se renforce, à la faveur, d’abord, d’une législation de plus en plus étendue et complexe, dont la Commission a le monopole de l’initiative et précise dans la plupart des cas la mise en œuvre, ensuite, de la conclusion récente par l’Union d’un nombre important d’accords internationaux, que la Commission a négociés en première ligne, et enfin, des crises successives qui ont stimulé la capacité de cette institution à proposer des solutions techniques innovantes[20].

Refléter les aspirations des peuples

Réviser les traités est sain démocratiquement et laisse pleine latitude pour refléter les aspirations des peuples européens.

À l’exception de l’introduction, par révision simplifiée, d’un paragraphe ouvrant la voie au Mécanisme européen de stabilité[21], la rédaction des traités de l’Union n’a pas substantiellement changé depuis leur entrée en vigueur, en 2009. Cette période de stabilité des traités contraste avec la décennie précédente, qui a connu deux révisions majeures (Nice et Lisbonne).

Pourtant, on pourrait soutenir que nonobstant son élargissement aux États baltes et d’Europe centrale, l’Union s’est davantage transformée depuis 2009 que lors de la décennie qui a précédé, tant elle a déployé, ces quinze dernières années, des trésors d’innovation en réponse aux crises qui ont frappé le continent.

Entre autres, l’Union européenne a lancé l’Union bancaire, mis en place d’ambitieux programmes de rachats de titres par la Banque centrale européenne, mis au point des instruments de conditionnalité budgétaire au soutien du respect de ses valeurs, élaboré un programme conjoint d’achats de vaccins, contracté un emprunt permettant de verser prêts et subventions à ses États membres (« Next Generation EU »). Et cela sans que la lettre des traités n’admette de façon évidente le principe de tels mécanismes[22].

Parallèlement, l’Union a exploité à plein les bases juridiques les plus ouvertes des traités, fondant sur celles-ci des législations ambitieuses dans des secteurs qui, jusqu’alors, ne semblaient pas relever de telles bases ou semblaient à tout le moins relever d’autres bases juridiques plus contraignantes. Il en va par exemple ainsi des règlements relatifs aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et à un marché unique des services numériques (règlements « DMA » et « DSA »), ou de la proposition de règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique[23]. Tel pourrait également être le cas, prochainement, de la proposition d’une « loi spatiale »[24], qui s’émanciperait de la base juridique explicitement prévue par les auteurs des traités pour encadrer l’action de l’Union dans ce domaine[25].

Face à ces innovations et transformations profondes, qui s’appuient sur une lecture généreuse des traités et parient sur un positionnement constructif de la Cour de justice de l’Union européenne, il est sain, d’un point de vue démocratique, de remettre les parlements nationaux « dans la boucle » et de solliciter, par la voie d’une révision, leur aval quant à ce que l’Union sera en mesure de faire demain. En ces temps d’essor de mouvements très critiques du projet européen, les Européens convaincus ne devraient pas craindre les peuples mais au contraire s’appuyer sur eux. Il est temps de dépasser le traumatisme, vieux de près de vingt ans, du rejet par référendum du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Au demeurant, élaborer des montages juridiques complexes pour faire émerger des solutions que l’on pourrait aisément mettre en place au terme d’une révision des traités n’est pas idéal. À cet égard, le projet d’une circonscription électorale européenne, appelé de leurs vœux par les autorités françaises mais considéré comme infaisable à traités constants par plusieurs autres États membres, est un exemple pertinent.

Quant au contenu des amendements qui pourraient être apportés aux traités, on ne saurait résumer le débat à la question de savoir si l’on est pour ou contre un approfondissement de l’intégration européenne. Les traités eux-mêmes précisent qu’une révision peut, « entre autres, tendre à accroître ou à réduire les compétences attribuées » à l’Union[26].

Rien n’empêche les États membres, dans le détail d’un projet de révision, d’accélérer l’intégration dans les domaines qui leur semblent l’exiger et de ménager une part d’hétérogénéité ou une marge de manœuvre dans des domaines qui se sont révélés, ces dernières années, les plus sensibles, par exemple à travers les contentieux devant la Cour de justice de l’Union européenne relatifs au temps de travail dans les armées ou à la protection des données.

Ceux qui critiquent les décisions de la plus haute juridiction de l’Union oublient souvent que des traités rédigés il y a plus de quinze ans ne sauraient anticiper tous les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui et que leur lettre n’est parfois pas univoque. Or cette juridiction est, face à la perplexité du texte, obligée de se prononcer. Il n’appartient qu’aux États membres de préciser, à même le texte des traités, ce qu’ils souhaitent pour l’Union.

Réviser les traités de l’Union européenne est un exercice démocratiquement sain, qui fait droit au rôle primordial des États membres en tant qu’auteurs de ces textes, et dont l’issue pourrait fidèlement refléter les aspirations des peuples européens. C’est la voie vers une Union réformée, prête à franchir le pas d’un nouvel élargissement.

En tout état de cause, une révision sera un jour nécessaire pour obtenir certaines avancées majeures, par exemple, à l’heure où les droits des femmes sont menacés, l’inscription du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

 

[1] Aux termes de l’article 16, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne (« TUE »), le Conseil est composé d’un représentant de chaque État membre au niveau ministériel, habilité à engager le gouvernement de l’État membre qu’il représente et à exercer le droit de vote.

[2] Voir la Résolution du Parlement européen, du 22 novembre 2023, sur les projets du Parlement européen tendant à la révision des traités

[3] Voir l'information diffusée par Agence Europe.

Aux termes de l’article 15, paragraphe 2, TUE, le Conseil européen est composé des chefs d’État ou de gouvernement des États membres, ainsi que de son président et du président de la Commission.

[4] Voir article 48 TUE.

[5] Aux termes du point 1 de la résolution du Parlement européen du 22 novembre 2023, précitée, celui-ci « demande une nouvelle fois la révision du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » (mis en italique par nos soins).

[6] Le texte de ce rapport est accessible sur ce lien.

[7] Voir la Résolution du Parlement européen, du 9 juin 2022, sur la convocation d’une convention pour la révision des traités

[8] Voir le texte du discours sur ce lien.

[9] Voir le texte du « non-papier » conjoint sur ce lien.

[10] Voir le texte du « non-papier » conjoint sur ce lien.

[11] Neuf États sont officiellement candidats à l’adhésion : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Géorgie, Moldavie, Monténégro, Macédoine du Nord, Serbie, Turquie, Ukraine.

[12] Voir article 48 TUE. Ces procédures requièrent soit le commun accord des gouvernements des États membres, soit l’unanimité du Conseil européen.

[13] Voir article 48 TUE. Ces procédures requièrent le respect des règles constitutionnelles respectives des États membres, qui conditionnent en principe la ratification du texte à l’obtention d’une autorisation préalable du législateur, ou confèrent à chaque parlement national un droit de blocage.

[14] Voir article 49 TUE.

[15] Voir article 223 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE »).

[16] Voir article 311 TFUE.

[17] Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (voir, sur ce sujet, les conclusions de l’Avocat général M. Hogan, présentées le 11 mars 2021, dans la procédure de l’avis 1/19 devant la Cour de justice l’Union européenne (« CJUE »)).

[18] La CJUE elle-même recourt à cette expression dans ses arrêts (voir, par exemple, arrêt du 13 septembre 2022, Banka Slovenije, C-45/21, points 69 et 70).

[19] L’expression est par exemple employée par l’Avocat général à la CJUE M. Maciej Szpunar (voir, par exemple, ces conclusions).

[20] Voir The Comeback of the European Commission, Stefan LEHNE, Carnegie Europe, 24 avril 2023.

[21] Voir article 136 TFUE.

[22] Les récents contentieux devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande, relatifs au programme d'achat d'actifs PSPP et au plan de relance "Next Generation EU", et l’avis de près de 70 pages rédigé par le Service juridique du Conseil au soutien de la conformité aux traités de ce plan de relance (accessible sur ce lien) le corroborent.

Voir, sur l’ensemble de l’argument, Does the EU Need Treaty Change ?, Stefan LEHNE, Carnegie Europe, 16 juin 2022.

[23] Ces textes sont fondés sur la base juridique de l’article 114 TFUE, relatif au rapprochement des législations aux fins du bon fonctionnement du marché intérieur.

[24] Voir, en ce sens, la communication conjointe de la Commission au Parlement européen et au Conseil, du 10 mars 2023. Cette proposition pourrait être fondée sur la base juridique de l’article 114 TFUE.

[25] Voir article 189 TFUE.

[26] Voir article 48 TUE (mis en italique par nos soins).