Sanchez entre agonie, habileté et conviction edit
L’élection de Pedro Sanchez à la tête du gouvernement espagnol met fin à une longue période pendant laquelle il a assuré l’intérim, avec une politique au ralenti. L’Espagne a été gouvernée pendant 44% des 50 derniers mois par un gouvernement qui se limitait à gérer les affaires courantes. Même en Belgique on n’avait pas vu ça.
C’est pour cela que les attentes considérables sur son discours d’investiture contrastent avec le scepticisme de beaucoup quant à la longévité future de son nouveau gouvernement. Sommes-nous réellement face à une nouvelle législature de courte durée ? Cela ne semble pas être le cas.
D’emblée, c’est le retour des schémas classiques du parlementarisme espagnol : en l’absence de majorité absolue, il a fallu former un gouvernement de coalition avec les principaux groupes en marge du principal parti d’opposition, en commençant par les forces catalanes. C’est ce qu’avaient déjà fait les gouvernements de Suarez, Calvo-Sotelo, Gonzalez, Aznar et Zapatero. C’est aussi ce qu’aurait sans doute fait Rajoy, si Convergencia i Unio n’avait pas décidé de se suicider politiquement en lançant le processus indépendantiste.
L’accord avec Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) signifie un certain retour à la normale, qui sera plus coûteux électoralement pour ERC que pour le PSOE. L’abstention d’ERC pour permettre l’investiture de Sanchez au second tour représente un changement de la stratégie adoptée par l’indépendantisme catalan ces cinq dernières années tout comme l’a été leur soutien à la motion de censure contre Rajoy. Pour le PSOE l’accord représente moins de concessions que celles des pactes de Gonzalez et Aznar avec Pujol ou même de Zapatero, réforme du statut de la Catalogne inclus.
La violence de la critique des groupes et médias de droite contre l’accord avec l’ERC met en évidence une fois de plus que, face au débat sur l’unité nationale, celui sur le budget ou sur la politique générale n’est pas suffisamment clivant pour constituer une alternance législative basée sur les grands problèmes de la société espagnole. Que pouvons-nous attendre de Pedro Sanchez pour cette législature ? On peut dessiner trois scenarii qui pourraient se succéder ou coexister.
Le scénario de l’agonie
En réalité c’est le seul des trois scenarii certain et inévitable, pas tant à cause de la fragilité des accords de gouvernement, que de la vulnérabilité traditionnelle des présidents du gouvernement pour se maintenir au pouvoir et réaliser leurs promesses.
La plupart des leaders politiques terminent souvent leurs carrières de façon plus ou moins « agonisante ». Celle de Pedro Sanchez est la plus courte jusqu’à présent des sept présidences du Conseil des Ministres de la démocratie espagnole : l’accélération du temps politique se reflète surtout dans la durée au pouvoir de ceux qui y parviennent. Il suffit de regarder les photographies de dirigeants politiques d’autres démocraties mentionnées dans le livre de Pedro Sanchez Manuel de Résistance au moment où il l’a écrit pour le comprendre en voyant ce qu’ils sont devenus. Peu importe que la cause soit la Grande Récession, les crises bancaires en général ou le résultat de l’impuissance démocratique provoquée par la fin d’un cycle politique. Le revers de la médaille de la personnalisation de la politique et l’accumulation de pouvoir qu’elle comporte pourrait bien être la vulnérabilité du leader. De ce fait, souvent le principal objectif des gouvernants est d’essayer de retarder le plus possible la fin de l’agonie.
Pedro Sanchez affrontera néanmoins une législature probablement moins instable que beaucoup ne le prédisent, malgré le fait qu’en général, les coalitions multi-partisanes gouvernant en minorité soient plus instables et moins durables. Pourquoi peut-il espérer plus de stabilité ? Le grand changement provoqué par les élections de novembre 2019 en est la cause : alors que les élections du mois d’avril dernier ont donné l’impression d’un renforcement des principaux partis en concurrence pour former une majorité (PSOE, Ciudadanos, Podemos), six mois plus tard, celles de novembre ont fortement affaibli ces partis ce qui paradoxalement a incité PSOE et Podemos à signer un pacte de gouvernement rapidement pour former une coalition.
Aussi bien le PSOE que Podemos savent que pour peu que leur alliance se dégrade, il sera très difficile pour eux de continuer à gouverner. C’est pour cela qu’ils n’auront aucun intérêt à pousser la coalition au bord du précipice ou à la faire chuter. Comme il a été montré dans plusieurs études, le parti qui initie la dispute tactique menant à la chute d’une coalition paie le plus souvent les pots cassés. Le temps et la patience sont donc à présent une nécessite pour pratiquement tous les partis de l’hémicycle. Une « durée» dont Pablo Casado leader du Partido Popular pourrait être à moyen terme le bénéficiaire. Il sera le principal bénéficiaire de la stratégie de Sanchez pour gagner du temps, à condition qu’elle dure… ma non troppo.
La somme des faiblesses des leaders politiques espagnols a rendu possible le déchirement institutionnel entre le gouvernement central et l’indépendantisme catalan pendant ces dernières années et cette même somme de faiblesses ouvre de nouveaux horizons pour maîtriser le conflit territorial. Sanchez disposera donc du temps nécessaire, parce qu’il ne sera plus un président résistant, mais un président persistant. Il devra élargir sa majorité pour pouvoir agir, ce qui nous conduirait au deuxième scénario.
Le scénario de l’habileté politique
L’astuce est devenue un recours pour de nombreux leaders contemporains. C’est ainsi que Sanchez est passé du statut de candidat possible à président de gouvernement incontournable. Sa flexibilité politique, décriée par ses adversaires, est une énorme source de résilience dans le contexte contemporain, ou la cohérence des dirigeants politiques est similaire à celle de bon nombre de ses électeurs.
Néanmoins, la formation d’une coalition avec Podemos va altérer substantiellement le contexte dans lequel le leader socialiste a exercé son rôle de président jusqu’à présent. Cette nouvelle situation restreint les marges de manœuvre du gouvernement. Sanchez aura moins de maîtrise du « quoi », du « comment » et du « quand » de l’action gouvernementale. C’est pour cela que le « qui » sera très important.
C’est précisément dans les gouvernements de coalition que les différents ministres peuvent avoir le plus d’autonomie, et sont responsables, (pour le meilleur ou pour le pire) des résultats prévus par les accords de coalition. Les ministres d’une coalition ont souvent un profil plus partisan que dans les gouvernements reposant sur un seul parti.
À partir de là, Sanchez devra déployer son habileté précisément sur les sujets les plus délicats et en particulier sur la question catalane. Comme il l’a démontré pendant sa première année de gouvernement, ce sera aussi le terrain de ses actions les plus audacieuses même si leur succès dépend en dernier ressort de leaders politiques régionaux qui ne siègent pas au Parlement. Le succès de sa politique sera plus limité s’elle ne reflète pas une volonté qui transcende la seule survie gouvernementale. C’est là qu’intervient le troisième scénario.
Le scénario de la conviction
L’agenda du gouvernement de Sanchez pourra-t-il survivre sans résoudre le conflit avec l’indépendantisme ? Pourra-t-il réussir à aborder les changements institutionnels nécessaires pour récupérer une partie des électeurs indépendantistes mais aussi la majorité de ceux qui ne le sont pas ? peut-il le faire sans l’accord du PP ? Voilà la quadrature du cercle pour Pedro Sanchez dont l’action gouvernementale devra aller bien au-delà d’un simple enchaînement d’astuces.
Il est évident que le gros du programme de gouvernement concerne sa politique économique et sociale, mais il sera jugé sur le succès ou l’échec de sa gestion du problème catalan, même s’il est vrai que Aznar et Rajoy sont principalement arrivés au pouvoir à cause de la défection des électeurs de gauche dans un contexte économique tendu. Il ne faut cependant pas oublier que le PSOE est resté au pouvoir pendant des années parce qu’il a osé aborder le débat territorial de façon pragmatique.
Les dirigeants politiques espagnols savent très bien comment on peut résoudre la crise catalane, ou au moins quelles sont les pistes : des solutions a mi-chemin sans humilier les indépendantistes tout en garantissant la légitimité constitutionnelle et intégratrice de la démocratie. Mais le nœud gordien a toujours été dans la méthode employée pour trouver des solutions sans perdre le contrôle de la situation, comme l’évoque Mariano Rajoy dans le livre de mémoires qu’il vient de publier (Rajoy qui a choisi de judiciariser le conflit catalan).
Si Sanchez reste fidèle a ses convictions sur la question territoriale tel qu’il l’a fait lors du débat d’investiture, il est conscient que la méthode proposée ne sera viable que s’il obtient l’adhésion d’une partie de ceux qui le contestent depuis la droite du Parlement. Il semble qu’il y ait de la marge pour cela dans un contexte apparemment défavorable : une droite divisée, dont les partis sont en concurrence sur la question territoriale et qui n’accepte pas la participation de partis comme Bildu (issu de l’ETA) ou ERC (Esquerra Republicana de Catalunya) dans la recherche du consensus. Néanmoins ce rejet cache quelques éléments plus encourageants.
Si le PP veut récupérer une majorité au Parlement pour prendre le pouvoir, il devra choisir entre récupérer les électeurs de sa droite radicale (VOX) ou ses électeurs modérés (Ciudadanos). Essayer de jouer sur les deux tableaux a été un échec. Casado devra donc offrir des solutions plus constructives et renoncer à la crispation systématique de son discours à droite, qui est désormais la marque de VOX.
Enfin si l’habileté et le pouvoir de conviction n’étaient pas suffisants, l’agonie de Sanchez pourrait être le prélude d’un système de partis beaucoup plus ouvert, dans lequel se succéderaient des formes de gouvernement différentes et changeantes. L’accélération de l’alternance au pouvoir n’est pas un signe de crise structurelle, elle peut même être un moteur du renouvellement politique et de consolidation démocratique, à condition que les dirigeants politiques cessent de considérer que la judiciarisation de la politique est nécessaire pour ne pas avoir à affronter de conflits majeurs. Sanchez sera évidemment responsable de ce choix, même si le risque est considérable.
Cet article a été publié par notre partenaire Agenda Publica. Traduction Isabel Serrano.
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