Vers un gouvernement socialiste en Espagne? edit
Plus de cinquante jours après les élections et presque un mois après le début des consultations du roi Philippe VI en vue de proposer un candidat à la présidence du gouvernement, la situation commence à s’éclaircir. Non que les nombreuses inconnues se soient évaporées, mais le fonctionnement régulier des institutions vient imposer sa logique aux stratégies des partis politiques qui, jusque-là, s’étaient réfugiés dans un immobilisme tactique.
Pedro Sanchez, le leader du PSOE, a donc reçu du roi la responsabilité de se présenter à l’assemblée pour être investi président du gouvernement. Au premier tour, il lui faut la majorité absolue soit 176 voix. Au second tour, la majorité relative suffit.
Mariano Rajoy, chef du gouvernement sortant, ayant refusé cette épreuve du feu parlementaire puisqu’il estimait, à raison, ne pas disposer des appuis suffisants, a ouvert la voie à son rival socialiste. Ce n’est pas la générosité qui l’animait mais bien le désir de voir échouer Pedro Sanchez.
Pedro Sanchez doit relever un défi : constituer une majorité à partir d’un parlement fragmenté. Les socialistes ne disposent que de 90 sièges, soit un quart du parlement. La seule manière de l’emporter consiste à obtenir l’appui des centristes de Ciudadanos (40 sièges) et l’abstention de Podemos (69 sièges), ou le contraire. Le Parti Populaire a annoncé qu’il voterait contre Pedro Sánchez (123 voix). Si d’aventure, Podemos ou Ciudadanos émettaient un vote négatif, alors la tentative de Pedro Sanchez aura fait long feu.
Mariano Rajoy et le PP ont tout misé sur l’échec de Sanchez. Il est vrai que la position du leader socialiste est, sur le papier, extrêmement fragile. Podemos est clairement en embuscade et exige un gouvernement de coalition avec au moins cinq portefeuilles dont la vice-présidence que réclarme pour lui Pablo Iglesias. Cette proposition divise le PSOE et c’est un euphémisme! Le leader de la gauche radicale a par ailleurs formulé un veto contre Ciudadanos. Une entente PSOE-Ciudadanos l’amènerait à voter non à Sanchez. Ciudadanos, tout à son travail de parti charnière, est prêt à favoriser la mise en place d’un gouvernement, mais sans y participer. La formation centriste a annoncé qu’elle ne pourrait pas soutenir un gouvernement PSOE-Podemos. Quant à Podemos, Pablo Iglesias souffle le chaud et le froid à la faveur d’équilibres internes. N’oublions pas que ses 69 élus appartiennent à la fois à Podemos [42] mais aussi à des “convergences” (élus Podemos de Catalogne [12], de Valence [9] et de Galice [6], soit 27 élus). Celles-ci ont leurs logiques régionales… Voilà pour les grandes masses.
Restent les petits partis à l’appoint précieux. Le PNV (Parti Nationaliste Basque) – 6 élus – est prêt à soutenir Sanchez. Celui-ci pourra compter sur deux élus canariens, mais il rejette le soutien des 17 députés indépendantistes catalans (9 de la gauche républicaine catalane [ERC] et 8 de Démocratie et Liberté la nouvelle appelation du parti d’Artur Mas [anciennement Convergence Démocratique]).
Reprenons les équations :
- gouvernement monocolore socialiste avec appui de Ciudadanos et des partis régionaux : 90 + 40 + 8 = 138 voix ; il recevrait le vote négatif du PP (123). Tout dépend donc de l’attitude de Podemos. Celui-ci vote contre et rejoint la droite… Sanchez est battu. Podemos s’abstient : Sanchez est élu au second tour.
- gouvernement de coalition PSOE+Podemos+ Gauche Unie, soit 90 + 69 + 2 = 161 voix. Si s’y ajoutent les 8 voix régionalistes, Sanchez obtient 169 voix. Le PP continue de voter contre soit 123. Ciudadanos, avec 40 élus, ne fait pas pencher la balance. En s’abstenant, les députés centristes permettent à Sanchez de gagner. En votant contre, ils ne l’empêchent pas de gagner. On voit mal les 17 députés indépendantistes catalans mêler leurs voix à celles du PP.
- gouvernement monocolore socialiste avec neutralité de Podemos mais opposition de Ciudadanos. Sanchez ne peut compter que sur les voix du groupe socialiste (90) et aurait au moins 163 voix contre lui. Il échoue.
Jusqu’à présent les partis politiques s’étaient enfermés dans une approche purement tacticienne mais le fait que Pedro Sanchez ait été désigné comme candidat à la présidence du gouvernement a changé la donne.
Il est désormais à la manœuvre et il a relégué Mariano Rajoy au rang de figurant. Mieux même, il a mis en scène l’isolement du PP, ou pour le dire encore autrement : il rend visible la défaite électorale des conservateurs – et ce faisant il masque celle des socialistes! Au centre du jeu, c’est lui désormais qui propose. Il vient de transmettre aux partis un document de 53 pages pour “un gouvernement progressiste”. Tous peuvent y trouver une partie de leur programme. Ainsi Pablo Iglesias a-t-il salué la convergence entre ce document et le programme de Podemos. Ciudadanos se félicite des points de rencontres.
L’important pour Sanchez est d’être investi chef du gouvernement. En effet, une fois à la Moncloa, il sera difficile à ses adversaires de le renverser. Le mécanisme de la motion de censure oblige en effet l’opposition à présenter un candidat (c’est une motion de censure constructive). Bien entendu, Sanchez pourrait être mis en minorité mais on voit mal Podemos joindre ses voix à celle du Parti Populaire. On voit mal Podemos prendre l’initiative d’une motion de censure que voterait, dans un pur opportunisme, le PP. Une fois président, Sanchez est à l’abri.
Mais il lui faudra gouverner. C’est une autre histoire dont on peut commencer d’apercevoir les grands axes. Quelques réformes fortes comme la remise à plat des mesures du précédent exécutif concernant le marché du travail. La flexibilisation à outrance a créé un marché de précaires. Il y a une majorité de gauche pour amender cela. Ce sera “la” réforme sociale. Sur le plan économique, la rigueur sera relâchée : embauches de nouveaux fonctionnaires dans l’éducation et la santé (encore que ce soient des compétences régionales), décélération du rythme de réduction du déficit public qui passera en réalité par un accommodement entre Madrid et les régions. En effet, actuellement le gouvernement central dispose d’un véritable droit de regard sur la gestion des communautés autonomes. Celles-ci ne pouvant plus se financer sur le marché monétaire, elles dépendent du bon vouloir de Madrid qui débloque des fonds en échange de mesures de rigueur. Or, depuis mai, sept régions sont passées à gauche. Il suffit de voir comment socialistes et Podemos s’entendent dans ces régions pour comprendre que là est l’un des éléments de la négociation entre eux. À ces éléments de politique économique, on ajoutera plusieurs mesures de laïcisation. C’est bon pour le moral du “peuple de gauche”, et cela ne coûte pas cher. Enfin, il mettra en route un programme de réforme constitutionnelle : mais ce point sera en fait rapidement gelé par l’obstruction que ne manquera pas de mettre en place le Parti Populaire qui dispose de la majorité absolue au Sénat.
Il me semble, à ce stade de la situation, que Pedro Sanchez dispose d’atouts non négligeables pour gagner… soit par construction d’un programme progressiste, soit par accident… ou un peu des deux. Ensuite, je n’hésite pas à penser que son gouvernement sera d’une grande faiblesse et d’une grande démagogie. Il ne faut pas écarter cependant l’hypothèse de l’échec : Felipe González vient de déclarer à la presse espagnole qu’il croyait à de nouvelles élections fin juin.
Pedro Sanchez peut gagner parce que Rajoy a perdu. Plus on avance dans le temps, plus l’ampleur de la défaite du PP va apparaître dans toute sa dimension. Rajoy a cru habile de laisser à Sanchez la responsabilité de former un gouvernement estimant qu’il échouerait. Il a renoncé à être, lui, à la manœuvre en faisant des propositions. Peut-être aurait-il échoué : mais il aurait échoué positivement en montrant aux Espagnols qu’il était en capacité de proposer une “grande coalition”. Mais fidèle à son caractère de temporisateur, il a fait le pari de l’échec de Sanchez pour ramasser ensuite la mise. Il a montré aux Espagnols le fonds de son caractère : celui d’une insondable mesquinerie politicienne. Pire, il a fait un mauvais calcul. Et c’est le cinquième de suite : erreurs d’analyse après les échecs aux européennes de 2014, aux régionales d’Andalousie en mars 2015, aux municipales et régionales de mai 2015, aux élections catalanes de spetembre 2015 et maintenant élections générales de décembre 2015. Jamais Rajoy n’a voulu se remettre en cause. Il a verrouillé le parti – aujourd’hui le groupe populaire au Parlement est un groupe “marianiste” – qui est emporté dans une spirale de scandales (le tout dernier en date à Valence où tous les conseillers municipaux populaires sont mis en examen pour détournement de fonds et blanchiment). La droite espagnole est à reconstruire : tel est le bilan de Rajoy. La gauche espagnole, fragmentée et sans vrai programme, s’apprête à gouverner : tel est le legs de Rajoy. Rarement un leader politique aura été si manifestement à côté de la plaque… alors même qu’il pouvait se prévaloir d’un bilan économique encourageant – le chômage a vraiment reculé en Espagne (-600 000 en 2015 selon les chiffres de l’Instituto Nacional de Empleo à travers l’enquête sur la population active), les comptes publics sont vraiment en voie d’assainissement, la croissance est forte (3,2% en 2015 et 3% prévu en 2016). Comment comprendre ce gâchis? Ce sera aux militants et aux cadres du Parti Populaire d’entreprendre ce travail difficile.
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