«C’était mieux avant», symbole d’une société qui prend de l’âge? edit
Depuis 2013, l’enquête annuelle sur les « Fractures françaises »[1] permet de suivre les évolutions de l’état d’esprit des Français. Enquête après enquête, la nostalgie semble participer de l’état d’esprit d’une majorité de nos concitoyens. La crainte du lendemain, le déclinisme, le pessimisme, la posture antimoderne s’expliqueraient-elles par le vieillissement démographique de la France ?
L’hypothèse commune est qu’un pays qui prend de l’âge a tendance à regarder dans le rétroviseur. Cela viendrait confirmer ce regard dévalorisant sur l’âge porté et propagé par le démographe Alfred Sauvy il y a près de cent ans déjà. Celui qui a imposé, en 1928, la notion de vieillissement démographique a toujours soutenu qu’une population âgée allait à l’encontre du progrès au sens large (cf. Richesse et population, 1943 et Des Français pour la France. Le problème de la population, avec Robert Debré, 1946). En 1969, Robert N. Butler va proposer le terme d’âgisme pour témoigner des stéréotypes et des préjugés négatifs portés sur l’âge[2]. Pour Butler, ce terme exprime le traumatisme de la société face à la vieillesse. À titre individuel comme collectif, nous développons une aversion à l’égard du vieillissement, de la maladie, de la dépendance... À la même époque Michel de Certeau montrait que la maladie et la mort signaient une sorte de défaite de la promesse de l’Occident et de la technique. Dans nos sociétés productivistes, ce qui est en jeu c’est aussi le droit à l’impuissance et de l’inutilité́. Le terme statistique pour qualifier les retraités étant celui d’« inactifs », on voit bien combien le vocabulaire s’inscrit aussi dans cette forme de dévalorisation des aînés, des seniors, des vieux...
De l’âgisme à OK Boomer, une continuité des représentations
Les perceptions conscientes ou non des qualités inhérentes d’un individu se fondent sur le déterminisme de l’âge et non sur des caractéristiques et des situations sociales, géographiques, culturelles ou individuelles. L’âgisme a pour conséquence essentielle – et essentialiste – d’uniformiser la population vieillissante en lui associant principalement des termes négatifs, dévalorisants, ou même antimodernes. L’avancée en âge est associée au déclin, au renoncement, voire au conservatisme[3]. La formule « OK Boomer », viendra dire, de la part de jeunes écologistes, combien les anciennes générations sont responsables de la situation climatique et combien elles ne sont plus légitimes pour intervenir dans la société. Dans cette optique, la tentation est aussi d’opposer « jeunes[4] » et « vieux » et de brandir la menace de la guerre des générations[5]. La crise pandémique a remis au goût du jour cette idéologie de la confrontation générationnelle à travers moult articles, interventions de jeunes représentants autoproclamés de la « génération sacrifiée »[6] ou de seniors très avancées s’autofustigeants comme profiteurs de la situation. Les interventions de l’octogénaire et ancien journaliste François de Closets, sortant dans les médias pour appeler les vieux à ne pas sortir de chez eux, en seront un témoignage assez saisissant…
Les seniors ne vivent pas avec un rétro!
On aura tôt fait d’imaginer que la poussée du syndrome nostalgique de la société provient de l’importance croissante des plus âgés dans la démographie française. Il faut dire que la France avance très vite en âge. L’année 2013 est, justement, la dernière où les moins de 20 ans étaient plus nombreux que les plus de 60 ans : 24,4% versus 24,1%, quand en 2000, le ratio était encore de 25,6% contre 20,6%[7]. En 2018, la proportion des moins de 20 ans diminuait à 24,1%, alors que les plus de 60 ans atteignaient 25,9%[8]. En 2021, les prévisions de l’Insee indiquent que pour la première fois les moins de 20 ans représenteront moins de 24% de la population totale (23,9%[9]).
La France vieillit. Mais les seniors sont-ils nécessairement plus focalisés sur le passé que les jeunes générations ? Considérons, en outre, si les représentations portées par les seniors sont réellement bien plus négatives, anxiogènes et pessimistes que celles de leurs cadets.
On connaît l’expression « c’était mieux avant », et bien sûr les plus âgés sont suspects d’y adhérer plus que les autres… Cela a toujours été ainsi, direz-vous ? Pourtant, si 69% de la population pense que « c’était mieux avant », les plus de 60 ans ne sont « que » 66% de cet avis. Contre 74% des moins de 35 ans.
De même, 72% de la population déclare s’inspirer de plus en plus dans sa vie des « valeurs du passé ». La nostalgie a de beaux jours devant elle… Ce qui apparaîtra logique à tous ceux qui associent vieillissement et marche arrière. Sauf que les moins de 35 ans sont 74% à s’inscrire dans cette optique, contre 71% des plus de 60 ans. Ce sont donc les plus jeunes qui sont les plus nombreux à trouver que le monde ne roule pas dans le bon sens…
Pourtant, chacun sait que les jeunes sont par nature des optimistes... C’est donc peut-être grâce à eux que l’étude fait apparaitre que 51% de la population pense qu’en dépit de soubresauts, « La société et l’humanité évoluent vers toujours plus de progrès ». Sauf que les plus pessimistes sont les employés, qui ne sont que 44% à le penser, et les moins de 35 ans (43%). À l’inverse, les cadres sont 58% à défendre cette vision positive, les plus de 60 ans, 61%, et les retraités 63%. Les incorrigibles optimistes sont donc les plus âgés !
À partir du mitant des années 1970, avec la première crise économique de l’après-guerre qui met fin aux « Trente Glorieuses », la société française se montre singulièrement pessimiste. Aujourd’hui seulement 43% des Français se disent que l’avenir de la France est « plein d’opportunités et de nouvelles possibilités ». Le score tombe à 38% chez les 35-59 ans. Mais il remonte à 52% du côté des seniors.
Pessimisme et défiance: histoire d’âge ou histoire sociale
La France du pessimisme s’appuie sur un sentiment très largement partagé de défiance et de pénurie de liens sociaux. La défiance envers les institutions, mais aussi vis-à-vis de « l’autre », anonyme et inconnu, constitue une réalité qui structure la société. Depuis 2013, l’item « On n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres », remporte chaque année entre 77 et 80% des suffrages, dans l’étude sur les « Fractures françaises ». À cause des plus âgés ? Pas vraiment… En effet, Les ouvriers et employés sont 82% à partager cette extrême prudence, pour ne pas dire défiance, contre 66% des cadres et 73% des retraités. De même, si seulement 18% des ouvriers et des employés soutiennent que l’« on peut faire confiance à la plupart des gens », les cadres sont, par contre, 34% à le penser et les retraités, 29%.
Là, encore, les seniors créent la surprise. Le ressort de la classe sociale apparaît bien plus structurant que celui de l’âge. De même, le parcours autobiographique joue largement dans les représentations du monde que les individus se font.
Le présupposé que le vieillissement de la population conduit à une société pessimiste, nostalgique et craintive demande donc à être sérieusement nuancé… Cela vaut aussi dans les analyses sur les prochaines échéances électorales et sur l’opportunité d’ouvrir le droit de vote à 16 ans…
[1] « Fractures françaises », Ipsos/ Sopra Steria/ Cevipof, septembre 2021.
[2] R.-N. Butler, « Ageism: another form of bigotry », Gerontologist, 9, 1969.
[3] S. Guérin, Silver Generation. 10 idées fausses à combatre sur les seniors, Michalon, 2015.
[4] Dans une formule restée célèbre, Bourdieu rappelait que « la « jeunesse » n’est qu’un mot (Entretien avec Anne-Marie Métailié, paru dans Les Jeunes et le premier emploi, Paris, Association des âges, 1978, repris dans Questions de sociologie, Minuit, 1984).
[5] Voir l’article d’Olivier Galand sur Telos, « Un nouveau fossé des générations ? ». Cf. aussi S. Guérin et P.-H. Tavoillot, La guerre des générations aura-t-elle lieu, Calmann-Lévy, 2017.
[6] M. Lledo, Génération fracassée, Fayard, 2021.
[7]. E. Athari, S. Papon et I. Robert-Bobée, « Quarante ans d’évolution de la démographie française : le vieillissement de la population s’accèlère avec l’avancée en âge des baby-boomers », Insee Référence, novembre 2019.
[8] Tableau de bord de l’économie française, Insee Références, février 2018.
[9] S. Papon et C. Baeaumel, « Bilan démographique 2020 », Insee Première, 1834, janvier 2021.
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