Chiites et sunnites: un affrontement plus social et politique que religieux? edit
Il y a deux points intrigants dans l’affrontement entre les chiites et les sunnites. D’abord leur haine viscérale toujours renouvelée depuis si longtemps. Il est permis d’être perplexe quant aux motivations réelles de leur détestation réciproque et dubitatif quant à une motivation purement religieuse, car pour la réactiver sans cesse il faut des raisons plus tangibles. Et le développement si différent des sociétés arabes et iranienne : alors que les sociétés arabes sont en déliquescence, la société iranienne est tranquille et se modernise semble-t-il sans difficulté majeure malgré la dictature religieuse qu’elle subit. Qu’est-ce qui explique ces deux faits à la fois convergents et contradictoires, porteurs d’un avenir différencié ?
Structures sociales
Dans le livre de Pierre-Jean Luizard, Chiites et sunnites. La Grande Discorde (Taillandier, 2017), on trouve des éléments qui permettent de comprendre le problème dans son évolution. « C’est à La Mecque que Mahomet reçut ses premières révélations de ce qui devint le Coran et qu’il commença à prêcher, ce qu’il continua tant que son clan, au sein de la tribu des Qoraysh, assura sa protection. Les quatre premiers califes figuraient parmi ses compagnons, et à l’instar de ses derniers, tous les califes arabes, omeyyades, puis abbassides, sont issus des Qoraysh. » L’islam a été fondé sur une structure sociale et politique tribale, où l’appartenance apporte la légitimité par l’origine ; les principes et les dogmes religieux se greffent sur une structure mentale où la légitimité est grégaire, structure mentale dont le tribalisme est la forme la plus puissante. Les sociétés arabes se sont alors structurées sur une base islamique à 85% sunnites, l’aristocratie dominante étant sunnite soutenue par la grande majorité sunnite qui est légitimiste. Les chiites sont marginalisés, la classe dominante qui les gouverne et les taxe ne partage pas leur foi. Le légitimisme des sunnites est fondamental dans leur vision unitaire de l’islam, ils accusent les chiites de les diviser : il faut resituer cette exigence d’unité dans le cadre fragmenté du grégarisme tribal.
La division est apparue dès la mort de Mahomet, de nombreuses sectes s’appuyant sur des tribus et des clans distincts s’affrontaient pour l’accès au pouvoir. Le califat pour les sunnites et l’imamat pour les chiites sont des dogmes auto-légitimants. Le sunnisme comme le chiisme sont des nébuleuses regroupant de nombreuses sectes, qui peuvent parfois adhérer à l’un et l’autre successivement. Les premières dynasties proto-chiites avaient favorisé l’élaboration d’un dogme duodécimain, mais ce fut l’avènement en Perse de la dynastie séfévide (1501) qui propulsa d’éminents ulémas duodécimains sur le devant de la scène politique. Chah Ismâ’îl proclama le chiisme duodécimain religion officielle de l’État, fort du soutien des tribus d’origine turque les Qizibash, d’obédience soufie chiite séfévide. Les rois séfévides firent appel aux ulémas chiites duodécimains pour diffuser leur doctrine en Perse, qui est devenue le seul État chiite.
Dans le chiisme, l’Imam était à la fois le chef spirituel et temporel de la communauté. Le douzième Imam disparut en 874, il était présumé « occulté » par Dieu. Depuis lors, les ulémas chiites ne s’occupaient que du strict domaine du culte. À la fin du IXe siècle, la théologie duodécimaine a adopté « Al-‘aql » (la raison) qui en arriva à être reconnu comme un pilier de la foi. Avec le soutien des souverains séfévide iraniens, les ulémas sont devenus les « représentants généraux de l’Imam », obligation fut faite aux croyants de verser les impôts islamiques directement aux ulémas. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le clergé chiite est devenu le véritable chef des communautés chiites, en rivalité avec les autorités étatiques. Une part croissante des grands ayatollahs s’engagèrent dans la lutte contre la domination européenne et contre le despotisme des souverains ottoman et persan avec l’engagement en faveur de la Constitution, la défense de l’islam considéré comme le seul rempart possible contre tous ces maux.
Les communautés chiites du monde arabe ont pour point commun d’avoir été des communautés dominées politiquement et socialement par des régimes sunnites ottoman ou arabes. L’origine est à rechercher dans la hiérarchie sociale propre au monde bédouin. La prééminence des tribus des grands chameliers sur les tribus sédentarisées ou semi-sédentarisées structura les sociétés après la sédentarisation des uns et des autres. Sous le régime ottoman, en Irak, au Bahreïn et dans le Hasa, la paysannerie est majoritairement chiite, tandis que les familles régnantes demeuraient sunnites ; ces familles régnantes constituaient la classe dirigeante des paysans. Les chameliers sunnites dominaient les agriculteurs, les habitants des marais et les moutonniers chiites. Ils étaient des guerriers célèbres. Jusqu’au XIXe siècle, ils ne se manifestaient dans la vallée de l’Euphrate que pour percevoir les revenus de leurs terres et s’en retournaient dans le désert avec leurs chameaux. Au début du XXe siècle, des tribus sunnites ravalées au rang de serfs et de paysans sans terre, ont refusé de reverser leur contribution à leur famille dirigeante. Ces anciens hommes libres trouvaient plus que jamais dans le chiisme un cadre adéquat pour exprimer leur souffrance et leur refus de l’esclavage auquel ils se retrouvaient soumis. En Irak, comme au Hasa et au Bahreïn, le lien avec la terre suscita un sentiment d’appartenance chez les paysans : ils se considéraient comme les vrais autochtones, tandis que la famille régnante était vue comme allogène. Le chiisme manifestait alors une forme de patriotisme local (irakien, bahreïni). Ainsi, l’appartenance religieuse était mouvante et pouvait suivre la condition sociale des populations. On est loin de l’opposition absolue entre le sunnisme et le chiisme.
En Irak, 1925 fut l’année de la défaite finale du mouvement religieux chiite face aux Britanniques. Dès lors les idéologies modernes mobilisèrent les membres de la communauté chiite d’Irak. Le communisme et le nationalisme arabe suggéraient que la question confessionnelle entre sunnites et chiites pouvait être réglée par la réforme sociale et par une vision panarabe. Mais les bases du pouvoir demeuraient confessionnelles. Le premier régime républicain du général Kassem (1958-1963) crut pouvoir ouvrir les portes aux exclus du système (chiites et Kurdes), le coup d’État baassiste l’exécuta. Entre 1963 et 1968, le Baas réaffirma le caractère sunnite de l’État irakien. Au même moment, depuis les villes saintes chiites, le mouvement de renaissance islamique s’amplifiait et affirmait son caractère révolutionnaire. Beaucoup de militants islamistes chiites ont un passé communiste ou baassiste avant de revenir à la religion. L’émancipation des communautés chiites a pris corps en 1979 avec la révolution islamique iranienne.
Les illusions du Printemps arabe
En 2011, les manifestants du Printemps arabe, la bouche en cœur, ont cru renverser leurs régimes corrompus et dictatoriaux, comme tant d’autres l’avaient fait en Occident ou ailleurs. Mais c’était oublier le caractère grégaire-clanique-tribal du pouvoir arabe. Évidemment, ce n’était pas quelques manifestations civiles qui pouvaient renverser ce système social-politique, il aurait fallu d’abord développer une socialisation individualiste. Les régimes arabes ont réagi en réactivant les antagonismes grégaires de toutes sortes, jusqu’à la guerre civile et la destruction…
La révolution islamique iranienne en 1979 n’a pas divisé le pays qui reste uni malgré l’oppression religieuse. C’est dû au fait que le clergé chiite a remplacé la classe dominante tribale. La légitimité des ayatollahs n’est jamais corrélée à leur appartenance à leur tribu ou clan. Ce qui fait que l’adhésion à l’autorité des ulémas chiites a détaché les Iraniens de leurs appartenances grégaire-tribales sans qu’une socialisation individualiste ait été entreprise. On peut rapprocher l’action du clergé chiite à celle de l’Église catholique en Occident. De fait, en Iran, toute la société est partie prenante du développement, l’égalité individuelle progresse, les filles sont plus nombreuses à l’université que les garçons, l’Iran se modernise pour prendre sa place pleine et entière dans le monde contemporain, alors que l’on voit toujours l’archaïsme grégaire-tribal du côté arabe. Ce n’est donc pas la religion en soi qui détermine l’état actuel des choses : elle sert seulement à légitimer les structures des rapports sociaux et politiques, telles qu’elles sont.
La population arabe dans son ensemble a besoin de se développer, mais elle aura du mal à le faire tant qu’elle restera entravée par son identification grégaire et les structures tribale-religieuses qui la divisent et la meurtrissent. Avant même d’envisager la démocratie, car la démocratie repose sur la légitimité des individus en soi, et pour qu’ils soient légitimes en soi, il faut qu’ils s’émancipent de leurs appartenances à leurs groupes respectifs. Plus ils se détacheront de leur appartenance grégaire, plus leur avenir deviendra commun et plus ils le maîtriseront ensemble, plus ils se développeront, plus leur antagonisme se réduira… Mais ceux qui exercent le pouvoir actuellement le tiennent du grégarisme tribal.
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