Cinéma indien: la revanche sur Slumdog edit
Les milieux du cinéma indien s’étaient montrés fort réservés à l’égard du film Slumdog millionnaire. Amitabh Bachchan, « dieu vivant » du cinéma indien, s'était étonné qu’un réalisateur occidental puisse obtenir un tel succès, huit oscars tout de même, en filmant sous un jour peu reluisant la pauvreté de son pays. Si le film sur le bidonville de Dharavi avait été réalisé par un metteur en scène indien, « ce ne se serait peut-être pas produit », écrivait-il, pour ensuite se rétracter lors la nomination à Hollywood. De fait, les cinéastes indiens ont reproché à Danny Boyle son peu de respect pour la complexité indienne, sa complaisance dans la peinture de la misère, et son ignorance : faire parler en anglais un gamin des rues, quelle incongruité !
Le cinéma indien, prolifique et enchanteur comme chacun sait, traite aussi des questions sociales dans des films comme sur les enfants des rues Salaam Bombay (Caméra d’or à Cannes en 1988) de Mira Nair, aujourd’hui installée aux États-Unis, ou Dor (2006), critique du patriarcat de Nagesh Kukunoor, sans parler du cinéma de Satyajit Ray. Ce cinéma s’inscrit dans la tradition de peinture sociale inaugurée en 1957 par Mother India de Mehboob Khan, premier film indien populaire nommé aux Oscars. Mais cette trame n’est pas la plus fréquente : le monde est souvent présenté sous un jour édulcoré, tant les divertissements à base de rebondissements amoureux, musiques, chants et danses sur fond de paysage extatique ravissent le public local. Dans une société chargée d’une forte identité et soumise à des bouleversements fulgurants, il peut paraître étrange que le miroir sans fond de la réalité sociale ne soit pas davantage exploré.
Le 41e Festival international de Goa en novembre 2010 offre le meilleur de l’abondante cuvée des récents films indiens qui manifeste une évolution vers un cinéma plus engagé. À l’encontre de la production commerciale courante indienne (1200 films par an), ce festival soutient le cinéma d’auteur de veine populaire. Le prix spécial du jury a été décerné à Just Another Love Story du réalisateur bengalais Kaushik Ganguly, film d’une rare acuité psychologique sur l’identité sexuelle – histoire d’un réalisateur gay qui tourne un documentaire sur Chapal Bhaduri, un vieil acteur oublié qui a longtemps joué les rôles féminins, quand ceux-ci, dans le théâtre populaire, étaient tenus par des hommes. Peu de films indiens abordent de tels sujets, traités en 1996 par Deepa Mehta, cinéaste de la diaspora installée au Canada, dans son film Fire alors très décrié.
D’autres films, en outre, ont retenu particulièrement l’attention de ce panorama indien. Tous deux embrassent avec force la réalité sociale indienne. Le premier, Angadi Theru, du cinéaste tamoul Vasantha Balan, se déroule à Chennai (Madras). Malesh, un jeune de la campagne, vient chercher du travail en ville. Il est employé dans un magasin de saris qui exploite des dizaines de jeunes gens dévoués à l’entreprise, entassés à même le sol dans des dortoirs, subissant au quotidien la terreur d’un petit patron. Malesh noue une idylle avec une jeune femme, Kani, qui un soir manque d’être violée par le chef. Les deux jeunes gens s’enfuient de l’entreprise et sont fauchés par un camion fou qui s’écrase sur un trottoir où dorment des sans-logis. Le couple survit mais la jeune femme est amputée des deux jambes. Ils deviennent tous deux marchands ambulants de rue tandis que la scène finale représente Malesh poussant la chaise roulante de Kani au milieu de la foule. L’amour triomphe, mais à quel prix.
Le second, Peepli Live d’Anusha Rizvi (2009) a été tourné en hindi et en anglais. Il porte sur le suicide des fermiers soumis à des prêts usuriers. Dans une famille paysanne acculée à vendre son terrain en raison de ses dettes, deux frères entendent parler d’une mesure politique : le gouvernement verserait une somme d’argent aux familles quand l’un des membres a été poussé à se donner la mort. Pour sauver leur famille, ils projettent que l’un d’entre eux devra se suicider – en fait l’aîné pousse son frère Natha, un peu benêt et soumis (il est joué par l’acteur de théâtre Omkar Das Manikpuri), à passer à l’acte. Leur conversation est captée par un journaliste. S’ensuit un déferlement médiatique. Les télévisions montent en épingle le cas de Natha, devenu malgré lui l’emblème des tragédies du monde paysan indien où encore plus de 70% de la société vit dans les campagnes : nuée de caméras autour de la ferme, interviews des agriculteurs éberlués, photos des fermiers avec une chèvre dans les bras, commentaires compassionnels des présentateurs, compétition pour gagner des scoops dans un contexte électoral de corruption politicienne. Tous les clichés de l’Inde sont habilement mis en avant. Sous la pression des médias, le ministre local de l’Agriculture, puis celui du niveau fédéral, annoncent de nouvelles aides en faveur des paysans, tout en sachant qu’ils ne pourront pas tenir ces promesses. Le récit est traité sous forme tragi-burlesque mais critique : Natha, après un suicide raté, s’enfuit de son village et se retrouve à New-Delhi, travailleur de force dans le bâtiment, isolé et misérable, dans la capitale indienne symbole des nouveaux chantiers de la globalisation.
Si le premier film cède aux codes du cinéma indien avec des chansons et des chorégraphies endiablées (« c’est la condition indispensable pour produire un succès », affirme le réalisateur), le second est de facture plus classique, tout en comportant de nombreuses musiques signées du compositeur français Mathias Duplessy et du groupe rock Indian Ocean. Tous deux dégagent l’énergie visuelle qui est la marque de beaucoup de films indiens, mais Vasantha Balan se dit inspiré par Emir Kusturica. Traitant de sujets-clés de l’Inde contemporaine, ces cinéastes filtrent la critique sociale à travers des partis pris esthétiques qui en accusent la force. Celui d’une romance moderne – Malesh et Kani forment un couple égalitaire qui, à un moment, choisit son destin en s’enfuyant de la fabrique de saris, pour Angadi Theru. Et dans Peepli Live la satire multiplie les scènes jubilatoires – non seulement sur les médias et les politiques, mais sur les rapports houleux au sein de la famille indienne rurale où toutes les générations cohabitent sous le même toit.
Angadi Theru est le troisième film de Vasantha Balan, dont le second long métrage, Veyil, fut présenté à Cannes en 2007 et s’est imposé comme un blockbuster au Tamil Nadu. Peepli Live, premier film de la jeune journaliste Anusha Rivzi, a été sélectionné au Festival Sundance en 2010, puis à Berlin et nominé à Durban mais pas distribué en France. Le film connaît actuellement un vif succès en Inde dans les multiplexes et a été diffusé début décembre sur la chaîne commerciale Zee TV.
Alors qu’aujourd’hui dans le monde scintille la marque Incredible India sous le glamour de Bollywood qui délocalise ses films à gros budget à l’étranger (Australie, Suisse, Thailande…), on ne cesse de vanter le bond en avant de la plus grande démocratie du monde. Nombre d’Occidentaux continuent à chercher en Inde une philosophie de vie, à l’instar du film bengali Moner Manush de Gautam Gosh primé à Goa et dédié à la quête spirituelle. Mais de nouveaux cinéastes indiens s’emploient à restituer de manière plus locale et sous un jour plus sombre les failles de leur société, en particulier celles des castes et des rapports sociaux empreints de brutalité. Ce traitement prend aussi un tour plus universel et fait écho. Dans nombre de films présentés à Goa, l’effet Slumdog a été réapproprié autour du thème d’une jeunesse « gonflée à bloc », mais qui peine à construire son destin individuel à travers les contraintes familiales. Tous évoquent l’aspiration de l’individu à gagner son émancipation en poursuivant des études – l’obsession scolaire est un marqueur de ce pays. En ce sens, beaucoup de traits captés par Slumdog sont présents dans ce nouveau cinéma indien, réhabilitant les anonymes loin des stars de Bollywood. Une nouvelle critique sur l’Inde émerge ainsi de l’intérieur, avec une vive liberté d’esprit.
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