Covid-19: même en temps de crise, un peu de recul ne nuit pas edit
L’angoisse du confinement et la saturation médiatique poussent aux déclarations fracassantes et grandiloquentes, même sous des plumes habituellement plus sobres. On parle de faillite de notre système de santé, résultat de son « démantèlement », de « catastrophe inédite »[1]. On compare la déroute de l’Occident aux brillants résultats de l’Asie[2]. On nous montre des cartes de Chine, de l’Europe ou des États-Unis avec des zones rouge foncé terrifiantes.
Soyons clairs : il ne s’agit pas ici de contester les mesures de santé publique, encore moins de minimiser le stress énorme et souvent héroïque supporté par les hôpitaux et les soignants débordés par la pointe épidémique. Le Covid n’est pas une grippette, comme certains l’ont imprudemment proclamé au début de l’épidémie. Mais il n’est pas inutile de rappeler quelques ordres de grandeur. Il y a en France 600 000 décès par an, soit 50 000 par mois, dont un tiers environ de cancers. La moitié des décès ont lieu à l’hôpital. Pendant la pandémie, la mortalité courante continue. D’après les dernières estimations de l’INSEE, la « surmortalité » à l’échelle du pays pour la première quinzaine de mars (au regard de l’année précédente) a été de 6 %, avec des pointes fortes sur quelques territoires (+ 38 % dans le Haut Rhin)[3]. En Chine, on compte environ 11 millions de décès par an. C’est dire que la crise du Covid sera à peine visible sur les courbes, même s’il s’avérait que le chiffre de 3000 morts est très sous-estimé. Autre chiffre : alors que beaucoup pensent que nous en avons fini avec le Sida, celui-ci tue encore 1 million de personnes par an.
Le contraste entre la situation actuelle et quelques épisodes épidémiques du passé proche est spectaculaire. Après la grippe dite espagnole, atypique compte tenu de son contexte, la France a connu deux épidémies sévères au cours des « trente glorieuses » (bien piteuses sur le plan sanitaire, en comparaison de la France actuelle). La grippe dite de Hong Kong, arrivée en France à l’hiver 1969, a fait un million de morts dans le monde. En France l’hiver 69-70 a été particulièrement meurtrier : de décembre à janvier on a compté 17 000 décès officiellement imputés à la grippe, mais une surmortalité de 40 000 personnes. (2 à 3 fois la canicule de 2003). Or le traitement du sujet par la presse et la télé de l’époque a été incroyablement léger, noyé dans bien d’autres évènements. Voici un témoignage de l’époque, rapporté par Libération[4]. « Aujourd'hui chef du service d'infectiologie du CHU de Nice, le professeur Dellamonica a gardé des images fulgurantes de cette grippe dite de Hong Kon. Il travaillait alors comme externe dans le service de réanimation du professeur Jean Motin, à l'hôpital Edouard-Herriot de Lyon. ‘Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d'hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s'est calmé. Et étrangement, on a oublié.’ »
Avant cet épisode de 1969, il y avait eu la grippe asiatique de l’hiver 57, plus sévère encore. Les estimations mondiales varient entre 1 à 4 millions de morts. L’OMS dit 2 millions. En France, le chiffre officiel est de 15 000 environ, mais il y a une polémique chez les historiens, certains parlent de 100 000 décès. Là encore, l’épidémie, très violente, a rarement fait la une de la presse. Le monde sanitaire applique ce que nous connaissons tous aujourd’hui sous le joli nom d’« immunité de troupeau » (herd immunity). Pourtant, explique Patrice Bourdelais, les perturbations économiques sont sévères[5]. Le milieu de la santé, précise le démographe-historien, était très sûr de lui : « Avec les antibiotiques, on était persuadé de pouvoir lutter contre les surinfections, et on venait d’isoler le virus responsable de la grippe, pour lequel on avait trouvé un vaccin. Mais le dispositif de vaccination a été un échec complet ».
Que conclure de ces quelques éléments, très sommaires ? Certainement pas qu’on a tort de prendre aujourd’hui de prendre les plus grandes précautions. Car ce virus est très contagieux. Dans l’hypothèse où on laisserait l’épidémie se propager, les calculs des épidémiologues sont effectivement alarmants[6]. Mais on peut faire quelques remarques.
- La principale différence avec les épisodes anciens est que nous avons augmenté la valeur de la vie humaine, en même temps que les médias et l’internet nous ont apporté une transparence et créé un niveau d’exigence sans commune mesure avec celui du passé. Comme l’a dit dans un résumé saisissant un des professeurs de médecine convoqués comme experts à la télévision : « Pour la première fois, nos sociétés ont choisi la vie plutôt que l’économie ». Comme pour la guerre, l’intolérance croissante aux pertes humaines s’impose désormais aux politiciens même les plus cyniques. Ce refus de la mort évitable est un immense progrès.
- Mais il comporte évidemment un grand danger qui est de penser que toute mort est évitable, et de faire des responsables politiques et sanitaires des boucs émissaires faciles. Les populistes risquent de tirer les marrons du feu. Au « tous pourris » s’ajoute, on l’entend déjà très fort, le « tous nuls ». Le déluge de commentaires de tous ceux qui semblent surtout voir dans l’épidémie la confirmation de leurs thèses (la faute à la mondialisation, à l’Europe, à l’ENA, au néolibéralisme, à la technologie) n’est pas rassurant, de même que la joie mauvaise de ceux qui, en pleine tempête, préparent déjà les procès d’après-crise.
- Les comparaisons avec les grandes pandémies préindustrielles sont simplement stupides. La Peste Noire de 1348 a tué 25 millions d’Européens sur les 75 millions de l’époque. Malgré la mondialisation, nous vivons dans un monde incomparablement plus sûr qu’à l’ère préindustrielle, et même plus sûr que celui du XXe siècle ! Que ceux qui en doutent lisent Angus Deaton[7].
- La caractéristique de cette épidémie, on l’a répété cent fois dans l’espèce de MOOC général un peu désordonné que nous prodiguent les médias, est qu’elle est très contagieuse, généralement bénigne, mais avec une létalité élevée sur une petite partie de la population. D’où un phénomène de pointe brutale, dans le temps et dans l’espace, très spécifiquement focalisé sur la prise en charge de la détresse et la réanimation respiratoires. Dire, comme le font certains que c’est l’ensemble de notre équipement sanitaire qui est gravement sous-dimensionné, parce qu’on a tué ou laissé mourir l’hôpital, est très excessif. C’est comme dans une usine automobile où arriverait brusquement une demande énorme pour un modèle particulier : cela mettrait certaines lignes en tension brutale, mais ne permettrait pas de dire que toute l’industrie a failli ! Les problèmes de la pandémie, dans le système hospitalier comme dans d’autres sphères (l’alimentation, par exemple) sont des problèmes de logistique et de flux de pointe que les industriels ne cessent de rencontrer. Il faut ajouter que les maladies infectieuses, respiratoires en particulier, constituent dans nos pays riches, une cause devenue très mineure de mortalité (moins de 2% de décès), alors qu’ils sont toujours une cause essentielle dans les pays pauvres. En 2008, les infections respiratoires ont causé 3,5 millions de décès dans le monde, mais seulement 350 000 dans les pays riches[8]. Même si elle est « coupable », une certaine impréparation est donc explicable.
- Rappeler ces faits ne signifie nullement que tout aille bien dans le monde de la santé. Depuis quelques décennies, on a traité l’hôpital public de manière comptable et étriquée. Le monde hospitalier a fait des efforts importants mais il s’est découragé quand il a vu que d’année en année la rationalisation semblait ne pas avoir de fin ! Le problème va au-delà des questions budgétaires. On peut espérer qu’un résultat de la crise sera de faire prendre conscience que la santé n’est pas une charge à supporter par le système « productif », mais un élément essentiel de création de valeur, sociale mais aussi économique - une composante centrale, avec l’éducation, de cette économie humano-centrée qui émerge sous nos yeux et dont il faut hâter la naissance. Dire cela n’est pas du tout la même chose que de proclamer la faillite d’un système parce qu’on n’a pas prévu assez de lits de réanimation ou gardé des hangars pleins de masques. (Tout le monde, semble-t-il, était d’accord pour réduire la voilure dans les années 2011-13, et ce n’est pas propre à la France).
- Trump n’a peut-être pas tort de dire que les dégâts, y compris sanitaires, provoqué par l’énorme crise économique qui se profile seront supérieurs à ceux du virus, surtout dans les pays (comme le sien) où les filets de protection sociale sont lâches et troués. Il est irresponsable, en revanche, lorsqu’il en conclut qu’on ne devrait pas faire tout ce qui est possible pour endiguer l’épidémie. Les politiques n’ont plus le choix. La priorité donnée à la santé est un immense progrès, je le redis, mais il y a un prix à payer.
- Le vrai grand sujet est celui des inégalités que la crise révèle au grand jour et qu’elle va peut-être aggraver. C’est vrai dans nos sociétés nationales où on voit bien comment se manifeste et se durcit le partage entre ceux qui disposent de ressources pour « voir venir », comme on dit, ceux qui ont des filets de protections divers, ceux qui peuvent travailler à distance, et les autres, les précaires, les migrants, les SDF[9], etc. Comme beaucoup d’observateurs l’ont noté, la crise révèle ce que sont les métiers essentiels, et rappelle que ce sont souvent les plus mal payés. La dimension inégalitaire est plus marquée encore à l’échelle internationale. Dans les pays pauvres et émergents, les dégâts sanitaires risquent d’être beaucoup plus graves que chez nous, mais aussi les dégâts économiques. Martin Wolf a publié dans le Financial times un graphique terrifiant où on voit à quelle vitesse s’opère le rapatriement des capitaux depuis les pays émergents (sans comparaison avec ce que l’on a vu en 2018)[10]. Et le président éthiopien a rappelé dans le même journal combien une Afrique durablement envahie par le virus serait dangereuse pour l’Europe et le monde[11]. Alors que le repli national est le réflexe, compréhensible, la coopération internationale la plus large est la seule réponse pertinente. En Europe et dans le monde.
La fuite des capitaux hors des pays émergents (Martin Wolf dans le Financial Times du 24 mars)
[1] « Le démantèlement du système de santé européen et nord-américain commencé depuis plus de dix ans a transformé ce virus en catastrophe inédite de l’histoire de l’humanité qui menace l’entièreté de nos systèmes économiques », Gaël Giraud, sur le site www.reporterre.net , 24 mars
[2] « Ce dont nous sommes en train de faire l’expérience, au prix d’une souffrance inouïe pour des pans significatifs de la population, c’est que l’Occident vit au Moyen Âge, et pas seulement sanitaire. » (Gaël Giraud, Ibid.) .
[3] A Colmar, on a compté 203 décès entre le 24 février et le 22 mars, contre 115 en 2019 et 140 en 2018 pour la même période.
[4] Corinne Bensimon, 1968, la planète grippée, Libération, 7 décembre 2005.
[5] Cité par Vincent Coquaz, Une grippe asiatique avait-elle vraiment fait 100 000 morts en France en 1957-58, Libération, 22 mars
[6] Voir l’étude publiée le 16 mars par les chercheurs de l’Imperial College à Londres, qui a pesé lourd dans le changement de stratégie du gouvernement britannique: https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-NPI-modelling-16-03-2020.pdf
[7] Angus Deaton, La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016
[8] Ibid., p. 136
[9] Voir Julien Damon, A l’épicentre de l’épidémie : les sans-abris, Telos, 22 mars 2020
[10] Martin Wolf, This pandemic is an ethical challenge, Financial Times, March 24, 2020
[11] Ably Ahmed, If covid-19 is not beaten in Africa it will return to haunt us all, Financial Times, March 25, 2020
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