Audiovisuel français: la guerre des images aura-t-elle lieu? edit
Chaque année, le cinéma français suscite de nouvelles polémiques. Le manque de rentabilité de ses films, les cachets trop élevés de ses acteurs et une convention collective mal négociée ont tour à tour divisé un secteur secondaire mais emblématique des industries culturelles. À la manière de la guerre du Péloponnèse, ces conflits internes détournent l’attention de menaces moins visibles pesant sur les deux fondements du modèle français que sont le droit d’auteur et l’encastrement des économies de l’image.
En effet, dans la continuité d’une tradition initiée par Beaumarchais, le code de la propriété intellectuelle sanctuarise les droits de l’auteur sur son film et sa commercialisation. À rebours du modèle anglo-saxon, le code de la propriété français investit les créateurs d’un pouvoir de décision sur les modalités de diffusion et ouvre une chaîne de rétributions aux fenêtres successives d‘exploitation. Ce pilier juridique explique la capacité du modèle à absorber les chocs exogènes successifs imprimés par la vitesse de pénétration grandissante de la vidéo, du DVD et de la VOD.
Le second principe repose sur l’ingéniosité fiscale d’un dispositif contrebalançant depuis la Deuxième Guerre mondiale la montée en puissance des cinématographies et médias émergents via un système de taxes et d’obligations d’investissement. Créée en 1948, la Taxe Spéciale Additionnelle (TSA), appliquée sur l’ensemble des tickets de cinéma, en constitue la pierre de voute. En ponctionnant une part des recettes réalisées par les films étrangers, elle fait bénéficier le secteur des percées commerciales du cinéma mondial. La crise de fréquentation des années 1980 fut l’occasion d’étoffer ce dispositif en y intégrant les opérateurs Tv. Depuis 1986, 3% du budget des chaînes de télévision, 9% pour le seul Canal+, alimentent ainsi un compte de soutien cinématographique. S’y ajoutent des obligations d’investissement publiquement encadrées à hauteur de 45 millions d’euros pour TF1, 30 millions pour France 2, 20 millions pour France 3, 16 pour M6 et 9 pour Arte. En établissant un lien de solidarité entre les écrans, ce dispositif fut le dépositaire d’une logique compensatoire dans une période où les films représentaient le principal produit d’appel des chaînes.
La remise en cause du modèle français tient pour beaucoup au renversement de cette relation de dépendance. Les coûts de production et d’acquisition moindres, pour des taux d’audience régulièrement supérieurs des séries Tv, des programmes de Tv-réalité et des événements sportifs incitent les opérateurs historiques à un désengagement, sans que les entreprises émergentes du net n’assurent de véritable relai. En début d’année, l’arrivée de Netflix sur le marché déclencha nombre de craintes et de suspicions au sein d’un secteur qui a vu dans le champion de la vidéo en ligne la promesse d’une déstabilisation. Pourtant la structure de droit français rend possible une intégration sans heurts de l’entreprise californienne à une économie de l’image solidarisée. Suspectée de déstabiliser l’ensemble du modèle, elle préfigure plus sûrement un apport substantiel à l’économie de la fiction par l’acquisition des titres destinés à alimenter un catalogue encore peu attractif, les taxes prélevées sur son activité ou encore les fonds directement injectés dans la production hexagonale, la série « Marseille » en constituant un première effet d’annonce.
L’arrivée de Netflix compte pourtant aujourd’hui comme un argument de poids en faveur du retrait partiel des opérateurs Tv du financement du cinéma. Car si les dirigeants de TF1 ou de Canal+ s’accommodaient de contraintes d’investissement dans une position hégémonique, la réduction des parts d’audience, la concurrence de groupes étrangers et des diffuseurs numériques bouleverse l’équilibre d’un écosystème liant droits des films, de la fiction et du sport. La stratégie portée par Al-Jazeera et Bein Sport, couplée à la contraction du marché de la publicité, affaiblit structurellement les fondamentaux économiques de l’audiovisuel français. Les chaînes travaillent donc à un redéploiement stratégique, en diversifiant leurs programmes et leur activité. Significativement, Manuel Alduy, « M. Cinéma » de Canal+, a pris l’année passée la direction des « Over the Top Content » de la chaîne, afin de négocier au mieux le virage de la télévision connectée. Parallèlement, la digital factory de la quatrième chaîne scrute les pratiques et nouveaux formats qui se donnent à voir sur les réseaux sociaux à partir de l’agence de création en continu qu’est devenue Youtube.
Contrôlant l’essentiel du marché de la vidéo en ligne, la filiale acquise par Google pour 1,65 milliards en 2006 accueille des contenus mettant à mal le droit d’auteur, affranchis de la chronologie des médias, s’exonérant des règles du copyright et concurrençant l’offre des médias traditionnels. La non-domiciliation de l’entreprise sur le sol français et l’absence d’une activité de production ne laissent aucune prise aux fiscalistes pour ajuster à l’échelle nationale des mesures à bénéfice cinématographique. Alors qu’Amazon et Facebook se positionnent sur les terres de la fiction, cette stratégie de contournement neutralise l’ensemble du système français. Cette reconfiguration confronte l’administration à un jeu d’acteurs internationalisé et à un cadre d’action bruxellois réduisant ses prises d’initiative et son pouvoir de coercition. Ces évolutions sont dramatisées par le glissement mécanique des annonceurs vers les nouveaux médias. Les grandes enseignes cherchent en effet à capter le marché directeur des moins de trente ans qui se détourne ostensiblement du grand et du petit écrans au profit du microordinateur.
Ce tournant est symbolisé au niveau créatif par l’émergence des « youtubers », cette génération spontanée de vidéastes, dont les plus connus (Norman, Cyprien, M. Poulpe, Jérôme Niel, Natoo) offrent le chainon manquant entre la culture ascendante du web et l’économie dépréciée de l’audiovisuel. Inquiets de se voir reléguer irrémédiablement dans cette nouvelle économie de l’image, les poids lourds de la télévision tentent de convertir cette pépinière de talents en centres de profits. M6 et Canal+ se sont directement positionnés sur ce marché naissant en devenant actionnaires majoritaires respectivement de Golden Moustache et de Studio Bagel, réseaux de chaînes Internet humoristiques, et ce pour une somme à peine supérieure au budget moyen d’un film français. Paradoxalement, beaucoup de ces nouveaux talents nourrissent l’ambition d’un passage à terme au grand écran, sans toujours réaliser qu’ils affaiblissent les fondements du système qui le permettrait.
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