Le mouvement social de 2016: vers un échec annoncé? edit
Les mots d’ordre de grève portés par certains syndicats dans le mouvement social actuel semblent se heurter aux dures réalités du terrain. En mars 2016, lors du déclenchement des journées de grève à la SNCF, on comptait plus d’un tiers d’agents en grève mais depuis le mouvement s’est beaucoup affaibli. En mai-juin, lors des appels à la grève répétés par certaines centrales, le mouvement se situait entre 10% et 17% de grévistes (selon les jours concernés). À la RATP, les syndicats ont également appelé à une grève illimitée à compter du 2 juin. À Paris, le trafic des bus ou du métro ne connaît pratiquement pas de perturbations. Et le RER n’est touché que sur certains de ses tronçons qui constituent une part mineure sur l’ensemble du réseau. Dans d’autres entreprises – EDF, Total, etc. – on relève l’existence de conflits très localisés voire sporadiques et au plan national le nombre de salariés en grève demeure très faible comparé à d’autres périodes.
En 1995, durant le mouvement s’opposant aux réformes proposées par Alain Juppé en matière de sécurité sociale et de régimes spéciaux, les journées de grève entraînèrent un arrêt total du trafic de la SNCF et de la RATP. Et elles furent très suivies dans certains secteurs publics ou parapublics comme la Poste, France Télécom, EDF, GDF, les Finances, l’Education nationale, etc.. Au total, elles contribuèrent très largement au constat fait alors par la DARES : en 1995, le nombre de journées de grève était à lui seul cinq fois plus important que celui qui correspondait à la période 1982-1994. En effet, pour cette dernière période, on comptait un peu plus d’un million de journées perdues pour fait de grève ; en 1995, au moins 5 millions. On peut aujourd’hui douter que le mouvement actuel puisse avoir les mêmes effets sur les statistiques établies par la DARES.
En 2006, lors du mouvement d’opposition au « contrat première embauche » (CPE) souhaité par le Premier ministre Dominique de Villepin, les grèves étaient beaucoup moins importantes qu’en 1995. Mais les manifestations furent massivement suivies. Certes, les toutes premières manifestations connurent des débuts modestes : selon les sources, le nombre de manifestants s’opposant au CPE au début du mois de mars se situait entre 200 000 et 400 000. À la fin du même mois, les estimations évoquaient une fourchette allant de 1 à 3 millions de manifestants. En outre, le mouvement fut aussi marqué par l’empreinte d’une jeunesse – étudiants, lycéens – fortement mobilisée car s’estimant (à tort ou à raison) concernée par le CPE. Alors, le nombre d’universités fermées, en grève ou occupées est important voire très important et ceci quelles que soient les sources (de 40 établissements pour l’administration à 80 pour les syndicats étudiants).
Rien de tel en 2016 : les manifestations qui mobilisaient peu au début mars : 300 000 manifestants pour le ministère de l’Intérieur, 1 million pour les syndicats, connaissent très vite un fort recul : de 110 000 à 300 000 pour les manifestations les plus récentes. Quant aux luttes menées par les syndicats lycéens et l’UNEF dès le mois de mars – grèves, blocage des lycées, etc. – elles s’essoufflent rapidement faute de représentativité et d’implantations militantes sur le terrain.
Pour en revenir aux luttes des salariés aujourd’hui, celles-ci semblent de plus en plus s’incarner dans des actions de blocage faute de grèves massives ou de manifestations vraiment imposantes. Souvent menés par des minorités de militants, ces blocages se déroulent sur l’ensemble des régions et concernent (ou ont concerné) des activités diverses : ports, centres de traitement des déchets, dépôts de carburants, autoroutes, etc. Reste que dans ce contexte, une question se pose pourtant : si le gouvernement maintient la discussion du projet de loi El Khomri en respectant l’agenda parlementaire, les syndicats pourront-ils tenir – en se fondant sur de telles pratiques – jusqu’au terme de cet agenda à savoir début juillet, surtout que dans l’intervalle se posera aussi la question de l’Euro ? En fait, entre le gouvernement et les syndicats contestataires, il apparaît que ce sont surtout ces derniers qui se situent dans une mauvaise passe (sauf à trouver rapidement une issue, mais laquelle ?).
Par-delà, le contexte immédiat, d’autres questions plus fondamentales se posent encore à propos des ressources que détiennent – ou ne détiennent plus – les syndicats. Face à une crise du syndicalisme datant du milieu des années 1970, le mouvement de décembre 1995 apparaissait sous un angle particulier et inédit. Les importants mouvements de grève déclenchés pour l’essentiel dans la Fonction publique ou les entreprises nationalisées allaient donner lieu à une formule – « la grève par procuration » – créée, semble-t-il, par Stéphane Rozès de l’Institut CSA. Longtemps reprise par beaucoup d’acteurs et de commentateurs, la formule renvoyait au rôle central joué par les employés du secteur public supposés porter face au plan Juppé les intérêts de tous les salariés dont ceux du « privé » pour lesquels le recours à la grève s’avère souvent compliqué. Aujourd’hui, le niveau des grèves autorise-t-il toujours l’emploi d’une telle formule ? Comme on l’a vu, face à la loi Travail, le nombre de grévistes demeure faible voire très faible non seulement dans le privé mais aussi dans le public et dans les grands bastions syndicaux (SNCF, etc.). Et il en est de même sur le plan des manifestations. En 2006 lors des mobilisations contre le CPE, les grèves furent beaucoup moins nombreuses et suivies qu’en 1995, ce constat résultant d’une tendance déjà ancienne à savoir le reflux massif du recours à la grève par les salariés. Par contre, les manifestations furent alors impressionnantes (cf. supra). D’où pour certains, l’emploi d’une nouvelle formule à savoir « la manifestation comme substitut à la grève ». Mais aujourd’hui quid de la pertinence d’une telle formule au regard du niveau de mobilisation correspondant aux manifestations contre le projet de loi El Khomri ?
En fait, des notions comme « la grève par procuration » ou la « manifestation comme substitut à la grève » semblent dépassées pour rendre compte du mouvement de protestation actuel. En l’occurrence, ce qui risque surtout de demeurer ce sont les pratiques de blocages plus que les grèves et les manifestations. C’est-à-dire des pratiques qui reposent sur des militants très déterminés mais qui agissent en petit nombre voire en très petit nombre. Et surtout des pratiques qui se situent à l’écart d’un syndicalisme plus traditionnel réussissant à mobiliser non seulement le cercle étroit de ses militants les plus aguerris mais aussi ses simples adhérents de base, ses électeurs et beaucoup de salariés non syndiqués.
« Minorités agissantes » versus « syndicalisme de masse » (comme on le disait dans le passé bien qu’il s’agisse d’un syndicalisme toujours bien présent dans certaines démocraties de l’Europe du Nord) ? Peut-être mais si ce phénomène d’actions minoritaires devait perdurer, alors le mouvement de 2016 aura révélé à sa manière et avec beaucoup d’acuité l’ampleur de ce que l’on nomme la crise du syndicalisme français. Dès le début des années 1990, lors d’un colloque organisé par le CEVIPOF à propos de l’engagement politique, l’une des communications portait pour titre « un syndicalisme sans syndiqués ». Au regard du mouvement social de 2016, cette formule semble toujours appropriée contrairement à d’autres plus éphémères. Elle renvoie à un syndicalisme de plus en plus centré sur le monde des militants et non sur celui des adhérents ou des salariés.
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