Le peuple, quel peuple? Les élites, quelles élites? edit
Une interprétation de la victoire de Donald Trump fait aujourd’hui florès en France : il s’agirait d’une victoire du peuple américain sur des élites qui l’ont depuis longtemps méprisé et ignoré. Mais de quel peuple et de quelles élites s’agit-il ? Rappelons d’abord qu’une majorité des Américains ont donné leur voix à la candidate démocrate. S’il s’agit de l’élite, celle-ci est fort nombreuse ! Ensuite, la grande majorité des votants appartenant aux minorités noire et latino ont voté pour Hillary Clinton. Ces minorités ne feraient-t-elles pas partie du peuple ? Rejetons donc cette distinction trompeuse et dangereuse entre le peuple et les élites, qui rappelle tristement la situation des années trente où les contempteurs des élites représentatives militaient pour la liquidation des régimes pluralistes et l’arrivée au pouvoir d’un homme fort, capable de rétablir l’ordre et de préserver la domination de la race blanche. Ces années ont donné les régimes que l’on sait avec les résultats que l’on sait. Tentons au contraire de saisir les différences réelles qui existent, et pour certaines s’approfondissent, entre les deux moitiés de l’Amérique qui se sont révélées et affrontées à l’occasion du scrutin présidentiel, sans chercher à justifier l’une et à accabler l’autre. Les premières données d’enquêtes récemment livrées par le Pew Research Center sont assez riches pour nous donner déjà une idée assez claire des clivages actuels qui traversent la société américaine et de leurs évolutions.
Nous retrouvons d’abord les clivages traditionnels : le clivage ethnique, ou racial selon la terminologie américaine, et le clivage religieux. L’écart du vote entre les deux candidats est de 80 points chez les Noirs et de 36 points chez les Hispaniques en faveur de Clinton tandis qu’il est chez les Blancs de 21 points en faveur de Trump. Les chrétiens, catholiques et protestants, ont voté en majorité pour Trump, 58% contre 39% pour Clinton chez les protestants et 52% contre 45% chez les catholiques. L’effet de la variable ethnique l’emporte sur celui de la variable religieuse : parmi les catholiques, 60% des Blancs ont voté pour Trump tandis que 67% des Hispaniques ont voté pour Clinton. Chez les protestants, les Blancs évangélistes ont voté à 81% pour Trump. Par ailleurs, les juifs et les sans religion ont voté massivement en faveur de Clinton (respectivement 71% et 68%).
À côté du maintien de ces clivages traditionnels, un nouveau clivage est en train de prendre une extrême importance : le niveau d’études. Jusqu’à 2016, cette variable ne jouait pratiquement aucun rôle dans le vote de l’ensemble de l’électorat. Cette fois-ci, les électeurs ayant obtenu un diplôme du college (bac +3) ou davantage ont donné à Clinton un avantage de 9 points tandis que ceux qui ont un niveau d’études inférieur donnaient à Trump le même avantage. Si on limite l’observation aux seuls électeurs blancs apparaît alors le phénomène le plus intéressant. Lors des élections de 1992 et 1996, qui virent les victoires de Bill Clinton, et celle de 2000 qui vit la première victoire de Bush Junior, cette variable ne produisait aucun effet politique. À partir de l’élection de 2002, qui vit la réélection de Bush, elle a produit un écart de vote croissant entre ces deux groupes. Chez les électeurs blancs ayant un faible niveau d’études, McCain, le candidat républicain, l’emportait sur Obama en 2008 avec 51% contre 47%. En 2012, Romney l’emportait sur Obama avec 56% contre 42%. En 2016, Trump l’a emporté sur Clinton avec 67% contre 28%.
Il s’agit donc ici d’une véritable transformation des structures électorales. Compte tenu de la forte relation qui existe entre le niveau de revenus et le niveau d’études, il apparaît, selon des données publiées dans le New York Times, qu’à la différence des élections précédentes le niveau de revenus n’a pas eu d’influence notable cette fois sur le vote. Les plus pauvres, qui votaient jadis démocrate, l’ont fait moins massivement cette année tandis que les plus aisés, qui votaient massivement républicain, ont équilibré cette fois leur vote entre les deux candidats. L’effet du niveau d’études relativisant fortement celui du revenu, il n’est plus permis désormais de considérer que le vote républicain est celui des riches tandis que le vote démocrate est celui des pauvres, même si cette relation n’a pas entièrement disparu. Un haut niveau d’éducation donne certes de plus grandes opportunités d’enrichissement mais il ouvre aussi au monde extérieur et conduit souvent à rejeter, au nom de la tolérance, certaines des valeurs traditionnelles de la droite, telle le nationalisme, la xénophobie et le rigorisme religieux et culturel.
Aux effets de ces trois variables il faut en ajouter un dernier, celui du genre, plus conjoncturel peut-être, du fait que la candidature démocrate était pour la première fois une candidature féminine tandis que la candidature républicaine était, elle, très clairement masculine ! Si les femmes n’ont pas voté davantage démocrate que lors des deux élections précédentes (un écart de 12 points en faveur de la candidate démocrate) en revanche l’écart du vote masculin en faveur du candidat républicain est passé de moins un point en 2008 à plus 12 points en 2016. Jamais l’écart sur cette variable n’avait été aussi important depuis qu’il est mesuré par ce type d’enquêtes. Se dessine ainsi le profil sociologique de l’électeur de Donald Trump : un électeur blanc, mâle, chrétien et ayant un niveau d’instruction relativement faible.
La victoire de Donald Trump a contredit les prévisions politiques qui se fondaient sur les transformations à long terme de la société américaine et qu’avaient paru confirmer les résultats des deux élections présidentielles précédentes. Les deux transformations principales semblaient devoir jouer au bénéfice du Parti démocrate : le poids démographique croissant les minorités ethniques et la diminution relative des chrétiens au bénéfice des personnes sans religion. Dans ces conditions, faut-il analyser la défaite démocrate comme une contre-performance accidentelle ou bien a-t-on sous-estimé ou mal analysé certaines tendances lourdes jouant politiquement contre le Parti démocrate ?
Certains éléments peuvent nourrir la première hypothèse. D’abord les faiblesses de la candidate elle-même qui n’a pas su mobiliser pleinement son électorat potentiel. Il faut constater en effet qu’elle a perdu du terrain par rapport à Obama (2012) dans les groupes qui constituent les soutiens habituels du parti démocrate. Elle a reculé notamment chez les Noirs et les Latinos. Chez ces derniers, la forte augmentation de leur inscription sur les listes électorales laissait pourtant prévoir une hausse sensible de leur vote en faveur de la candidate démocrate alors que celle-ci a reculé de six points dans cet électorat par rapport à 2012 (65% contre 71%). Surtout, alors que la campagne « machiste » de Trump semblait capable de mobiliser massivement l’électorat féminin en faveur de la candidate démocrate, les femmes n’ont pas voté davantage pour elle que pour Obama aux deux élections précédentes. Enfin, chez les plus jeunes (18-29 ans) l’écart du vote en faveur du Parti démocrate s’est réduit. Ainsi, les plus jeunes (18-29 ans), qui avaient voté largement pour Obama lors des deux élections précédentes, l’ont fait dans une moindre proportion en 2016 (55% ont voté pour Clinton contre 66% pour Obama en 2008 et 60% en 2012). Il se peut donc qu’un(e) meilleur(e) candidat(e) puisse mobiliser davantage ces électorats dans l’avenir.
Mais, quelle que soit la part de Hillary Clinton dans cette défaite, il faut cependant s’interroger sur des évolutions de la société américaine qui pourraient se révéler plus durables et qui joueraient, elles, en faveur du Parti républicain. L’interrogation centrale doit concerner l’électorat blanc qui a voté pour Trump. Il s’agit de sa part d’une réaction de défense face aux transformations rapides d’une société qui lui paraissent dangereuses. Comme l’écrit Guy Sorman dans une libre opinion récente du Figaro : « Depuis les années 1960, cet homme blanc a vu son univers se déliter : la libération des femmes, la domination des musiques, des artistes, des sportifs afro-américains et latinos, la discrimination positive, l'exaltation de la diversité culturelle, le mariage homosexuel, le langage politiquement correct, tout cela a été perçu par le mâle blanc comme la substitution d'une identité nouvelle, mondialiste, cosmopolite et métisse à l'identité authentique. Dans cette dépossession ressentie par le mâle blanc, la race, comme toujours aux États-Unis, était discriminante. » L’électeur de Trump a d’abord voulu, par son vote, appeler au retour de l’âge d’or. Cette réaction forte est-elle durable et empêchera-t-elle la société de continuer à se transformer dans la direction qu’elle a prise depuis plusieurs décennies, ramenant alors les démocrates au pouvoir, ou bien est-elle de nature à changer profondeur le cours de l’histoire américaine ? Tel est l’enjeu politique des années à venir. De toutes manières, cette société apparaît aujourd’hui socialement et politiquement plus polarisée que jamais depuis la Seconde Guerre mondiale. Le climat politique devrait donc y demeurer extrêmement tendu dans les années qui viennent, rendant l’avenir du pays imprévisible.
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